Roly Porter – Kistvaen | Rite de passage

Évidemment, l’annonce d’un nouveau long format par Roly Porter est toujours une nouvelle excitante, encore plus quand il signe un retour sur sa maison-mère Subtext. Histoire de me remettre dans le contexte, j’ai eu envie de revisiter ses trois premiers albums solo qui semblaient d’abord former une trilogie de science-fiction épineuse sur fond d’imagerie spatiale en expansion, et m’a rappelé que son Aftertime est un des rares albums de mon audiothèque qui m’intimidait encore jusqu’à peu. Des mélopées vaguement orientalisantes s’y développent sans broncher dans un paradigme aride et rigoureux, fermement ancré dans des terres aux promesses hostiles mais aux récompenses incomparables. Il resta longtemps un animal indomptable, né de contradictions complémentaires et d’extrêmes qui s’équilibrent ; un objet inclassable et sans concession dont la pertinence ne s’effrite pas, et qui contrairement aux expéditions cosmiques de Life Cycle of a Massive Star et Third Law (que j’aime pourtant profondément également hein), semble résister le mieux à l’épreuve du temps.

Je m’y attarde car Kistvaen a été la clé pour m’affranchir enfin de l’appréhension latente qui caractérisait Aftertime à mes yeux, et certaines similitudes ne peuvent être ignorées ; comme ce dernier, l’objet du jour fait le choix de rester à une échelle humaine, de rendre son histoire appréhendable et d’une certaine manière plus personnelle. Plus terrestre, plus terrienne. Plus terreuse aussi, comme l’implique le titre de l’album relatif à une tombe souterraine en granite qui peut être recouverte d’un tumulus. Un prétexte pour tisser des liens invisibles entre les époques, les cultures et les rites funéraires, malgré des changements majeurs de perspectives évaluées en millénaires. On y déniche une chaleur familière dans des symphonies digitales qui entrent en collision frontale avec la science des contrastes du britannique dosant à la perfection sa dynamique personnelle des silences tendus et des murailles de sons cataclysmiques, puis son talent inné pour les textures suffocantes et les harmonies improbables. Le tout est sublimé par des chants qui se délitent au cours de l’avancée des chapitres, expressions claires de la douleur exquise du deuil dans Assembly qui se disloquent irréversiblement dans les limbes de la terre hypothétiquement abandonnée par le défunt pour rejoindre un au-delà de feu et de lumière. Car malgré le propos a priori funeste et définitif de Kistvaen, ce n’est pas tant la fin même de l’existence que l’on détaille, mais les moyens déployés afin de la propulser à sa prochaine escale intangible à renforts de lamentations lacrymales qui transfixent la réalité à angle droit. De l’enregistrement des mécanismes invisibles du temps qui cliquettent, cognent et s’actionnent en une gigantesque et immuable chorégraphie dont les ombres se projettent sur les compositions, distordues par une expérience repoussant les limites de notre zone de confort. Une histoire de transition et d’exploration des interstices exhalant le pétrichor et la bruyère, célébrant le soleil et la lune, floutant temporairement la frontière entre les mondes en six longues méditations agitées, aux airs évidents d’épreuves essentielles avant le repos éternel allongé face au zénith.

Cependant, la vraie force de Kistvaen vient pour moi du hasard du calendrier qui ne saurait être plus adéquat, sa publication suivant tout juste la sortie d’une crise sanitaire historique. Sans même s’attarder sur un déconfinement ressenti pour certains comme une renaissance qui fait passer le 11 mai et le 2 juin comme des interrupteurs à présence de virus rappelant furieusement le nuage radioactif de Tchernobyl qui s’est bien sûr arrêté à la frontière, elle m’évoque personnellement la remise en question des obsèques dans le cadre de l’épidémie, sujet assez peu abordé alors même qu’il a touché des dizaines de milliers de personnes en France. Une perte de certains repères sociaux millénaires qui ont écorché le processus de deuil, voire empêché celui-ci de s’engager car les funérailles devaient se tenir en comité très réduit. Un moment de fragilité extrême où l’aspect humain est primordial, mais dont les conditions de pratique entre thanatopraxie prohibée, gestes barrière et équipements de protection individuels déshumanisaient profondément le rituel. L’impossibilité de toucher une dernière fois son proche, parfois même de le voir avant son inhumation, laissant des plaies béantes qui battront longtemps avant de cicatriser. Il émerge de cela des questions forcément laissées en suspens, des sentiments de regret inextinguibles : comment savoir si le défunt a réussi à passer de l’autre côté du voile ? Est-il complet et prêt à affronter la suite, ne s’est-il pas perdu car nous n’avons pas pu honorer notre part de la cérémonie ? Et nous, serons-nous seulement complets un jour alors que notre seul moyen de lancer le travail d’acceptation s’est vu sectionné à la racine ? Ces interrogations semblent se traduire dans les instabilités permanente de la musique de Roly Porter, se condenser dans un mouvement définitivement tourné vers l’avant du point de vue d’un esprit, mais pourrait certainement se superposer aux besoins de ceux restés derrière dans l’incompréhension et l’attente. Dans Burial, l’incertitude et la colère se mêlent aux rebonds rythmiques et autres décharges électroniques coupant le souffle sous la forme de lames de fond impitoyables mais libératrices. An Open Door amorce la progression vers l’inconnu en un requiem déchirant aux multiples points de vue, étant à la fois le droit de passage manquant accordé au défunt, mais sonnant aussi comme notre assurance qu’un culte tronqué ne nous hantera pas toute notre vie ; il ne doit pas subsister de remords lorsque les évènements ne peuvent être contrôlés, et les vocalises répétées prennent la forme d’une dernière communication aux airs de consolation et de pardon. Une résolution se profile même ouvertement dans les deux derniers mouvements de l’album : l’abrasion monolithique de Passage ne cessera de m’évoquer une crémation dans des flammes purificatrices, afin de permettre la poursuite d’un pèlerinage spirituel à tous ceux unis dans la douleur mais aussi à l’âme libérée de son enveloppe charnelle. Puis le morceau éponyme devient synonyme d’achèvement sur une note plus légère et lumineuse qui ne manquera pas de rappeler dans ses ultimes minutes que l’artiste vient d’une contrée où faire cracher du hertz à votre subwoofer est obligatoire.

Rétrospectivement, Kistvaen pourrait bien être ce que Roly Porter a produit de mieux depuis Aftertime, ayant décidé cette fois de ne pas céder à des élans cosmiques mais de concentrer son attention à la surface de notre terre. Là d’où l’on vient, et là où l’on retournera le moment venu. Une initiative loin de brider toutes ses ambitions de grandeur dénuées d’arrogance qui transpirent de chaque seconde de sa musique, pour le meilleur, donc n’hésitez pas à vous y plonger.

Tout ce dont vous rêvez juste ici.

Dotflac

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