Je maintiens fermement que la frange ambient de Kranky reste depuis toujours définie par Tim Hecker, trop reconnaissable, unique et marquant pour être supplanté, mais il serait malheureux d’oublier Scott Morgan, dont la carrière sous son alias Loscil a débuté à peu de choses près en même temps que son compatriote. Moins mémorable à mon avis que le premier car parfois trop lisse ou pastoral, je lui retrouve régulièrement des fulgurances séduisantes, à l’image des sorties solo et en collaboration avec bvdub chez Glacial Movements Records, avec un ton parfaitement adapté à la maison italienne, ou en particulier Sea Island, exprimant le meilleur de l’artiste entre mélodies lacrymales et textures à fleur de peau (Sea Island Murders et Iona quoi). Rien de transcendant qui m’a intéressé depuis, mais la curiosité reste intacte.
Arrive donc Clara, réinterprétation dilatée d’un enregistrement inconnu de trois minutes joué par un orchestre de 22 instruments à cordes, puis transféré sur vinyle pour bénéficier de ses couleurs. Rien de neuf sous le soleil, je repense notamment à Shenzhou par Biosphere en 2002, essentiellement composé à partir d’échantillons sonores de pièces orchestrales écrites par Claude Debussy, extraites de vieilles galettes dont le grain magique fait partie intégrante du voyage. Je ne parle même pas des artisans de la bande magnétique, experts en sélection de l’instant musical à faire passer à la postérité. La vérité est qu’on s’en fout, car Clara est simplement une des plus belles choses produites ces dernières années par Loscil.
Je m’imagine cet album comme une toile vierge en attente d’être peinte par Morgan. L’eau d’abord pure et fluide, contenue mais farouche, pourrait être le matériel musical original servant de fondation à Clara. Elle est versée parcimonieusement sur le support robuste et aux infinités de sillons, de reliefs, de crevasses qui porteront la dépiction finale, reflétant le transfert du morceau initial sur vinyle. Les harmoniques de cordes frottées et pincées se font filtrer par le passage sur un médium autant apprécié pour sa chaleur particulière que pour ses inhérentes imperfections. Et quand la préparation est faite, le pinceau cueille délicatement quelques gouttes de peinture sur une palette pour les déposer dans les larmes encore vierge de l’œuvre en construction.
Puis sans forcer ni diriger les mouvements des mains et les résultats de leurs trajectoires, les couleurs se diffusent dans l’eau sous les seules impulsions de l’entropie et de la mécanique des fluides. Des arabesques liquides se forment en chorégraphies magnétiques, vives puis ralenties, vers l’avant et l’arrière, indomptables avant de se laisser apprivoiser par l’évaporation qui les fixeront sur la fibre. Le cobalt mélancolie rencontre l’écarlate persévérance, l’or douceur sublime la malachite espérance. Mille volutes chromatiques donnent naissance à des millions d’autres nuances. Les saillies de peinture se contorsionnent avec élégance dans leurs réceptacles aqueux, sources de mises en abyme de la paréidolie. Loscil est ici l’aquarelliste, à la fois maître des idées et vassal de ses outils de travail. Il infuse dans Clara une nouvelle vie, parfois douce, parfois triste, toujours dans la contemplation bienveillante du sage qui observe sans interférer. Cette musique respire, existe, semble même poursuivre son propre chemin hors de tout contrôle conscient. Elle nous berce sur d’immenses vagues de mélopées dilatées qui vont et viennent, sans jamais brusquer. Calme, volupté, douceur, qui rendent la longueur du disque invisible.
Sa nature même, jusque dans celle plus essentielle de la musique électronique, condense la notion de répétition en une fable captivante qui brouille les frontières et fait oublier la fin d’une rotation de Clara tout autant que l’amorce d’un nouveau cycle. Et c’est ce genre de pouvoir qui fait resplendir la grande musique et la révèle à ceux qui auront la curiosité de l’écouter.
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