Il y a quatre ans, Constantine Skourlis m’avait fait très forte impression avec Hades, pamphlet réflectif inspiré autant par des fractures géologiques qu’humaines, qui s’unissaient dans les profondeurs terrestres aux portes des Enfers. Monolithique, asphyxiante et diablement bien construite, cette première production condensait tout ce que j’aime dans les domaines électroacoustiques, et brillait d’un éclat particulier dans le catalogue de Bedouin Records. Plus que jamais, Eternal Recurrence sonne comme sa suite spirituelle, après une parution tombée en plein milieu d’une tranche inédite de l’histoire de notre civilisation.
Évidemment, sa composition initiale n’avait aucun lien avec la situation actuelle et toutes ses conséquences, sanitaires mais surtout sociales et personnelles. Pourtant, le propos de cet album et la coïncidence de sa sortie lors d’une remise en question systémique, face à un élément perturbateur nanométrique, lui donnent un goût spécifique. Il amalgame dans ses murailles de contrastes les maux dont nous sommes la proie depuis début 2020, et tous les signes d’alerte qui ont précédé leur arrivée sans qu’ils soient écoutés à leur juste valeur. Toute la bêtise de ceux qui croient mieux savoir et mieux faire, mais aussi la colère et l’incompréhension des réelles victimes de leurs décisions. Dissonances cognitives et acoustiques entrent frontalement en collision puis s’annihilent. Rythmes désaxés battent en réaction tachycardiques ; tensions artérielle et narrative évoluent en miroir. Un anévrysme cérébral invisible se rapproche du même point de rupture potentiellement fatal que le réseau humain dont nous faisons partie. Pas de chance, nous appartenons au système nerveux périphérique. Plutôt dispensable et remplaçable dans l’absolu, mais nécessaire au cerveau pour rester connecté avec la réalité. Notre situation a été présagée plusieurs fois, par divers lanceurs d’alerte ; mais à quoi bon être prophète si l’on s’adresse à des groupes coupés de leurs sens, imperméables aux prédictions ? Ce parallèle entre la musique du grec et le ressenti du présent, après plusieurs mois de digestion et d’observation des évènements, conforte Eternal Recurrence comme le développement de Hades.
On y creuse là plus profondément, malgré nous, en voguant avec appréhension autour des fortifications du Tartare. On y perçoit la poisse, l’aridité, les ténèbres et la pestilence. Un lieu que même les dieux redoutent, car prison indifférente à l’immortalité. Le sillon engagé par Skourlis en 2017, déjà alimenté par une actualité en écho à la mythologie, s’agrandit avec une extension magistrale à sa patte artistique, jonglant sans pitié entre élégance brutale et diversité convergente. Phases de repos succèdent à des bourrasques texturales dantesques, pour mieux tromper notre vigilance et nous submerger sous un nouvel assaut. Le début de la face B arrive là comme une mine de proximité sur laquelle on marche puis s’immobilise, sachant déjà que son déclic nous place en sursis. Sans autre choix, on relève le pied en fermant les yeux, avant d’être déchirés de l’intérieur par Destroy False Idols. Punition ou délivrance ? Douleur ou félicité ? Les déflagrations du halldorophone et les tempêtes chorales particulièrement marquantes du diptyque justement nommé par Collapse et Reality Cancelled, transpirent cette ambivalence que le musicien chérit et porte à son plein potentiel. Eternal Recurrence naît dans les violents courants formés les larmes de fond et les rages scélérates, dans les eaux en ébullition qui font grimper la pression interne sans valve de sécurité. Une lumière diaphane éclaire malgré tout ce maelstrom mystique. Transperce la fumée du magma froid qui gronde sous la surface, l’atmosphère de cendres abrasives qui écorche l’épiderme. Fait momentanément taire les voix spectrales qui personnifient la boîte de Pandore ouverte contre notre gré et vers notre chute. Plutôt que de tomber dans le piège de la violence absolue, Constantine balance le message dans des silences vertigineux qui mènent naturellement l’esprit à regarder son reflet, à s’interroger, et à réaliser que la conséquence logique d’une course forcée au sommet d’une falaise est une chute infinie vers les limbes, durant laquelle une terreur liquide a tout le temps d’infiltrer nos pensées. Mais au bout de la raison se trouve un espoir, discret certes, mais bel et bien réel. Celui qui laisse un centre de gravité harmonieux exister. Et si agir est impératif, y croire est déjà un pas décisif vers l’avant.
Suite parfaite à Hades donc, forcément infusée de toutes les frustrations, les injustices et les tragédies apportées par l’année passée. Celles-ci semblent être un carburant extraordinaire pour Constantine Skourlis, qui persiste à composer des musiques puissantes, sans concession, et touchant juste car elles ne sont qu’une vision éclairée de la réalité.
Non seulement y a du vinyle qui s’octroie haut la main le prix de la pochette la plus cheloue de 2020, mais pour les curieux ou ceux qui l’ont raté, Hades s’est entre temps aussi vu complété par un nouvel épilogue encore plus pertinent que dans l’album original, et ça défouraille sévère. À bon entendeur.
Dotflac