The Caretaker – Everywhere at the End of Time | Théorie de l’oubli

Everywhere At The End Of Time - Stage 6Vous le savez, j’explore depuis des années les milieux des musiques électroniques tangentes. Malgré ça, j’ai quand même réussi à passer à côté de Tim Hecker ou Vladislav Delay durant un temps bien trop long pour être honnête ; mais j’ai heureusement fini par me rattraper à un moment ou un autre, histoire de connaître certaines « bases » de ces genres que j’aime tant, si ça veut dire quelque chose. Quoi qu’il en soit, je peux désormais rajouter The Caretaker à cette liste. Sauf qu’écrire une chronique à son sujet, plus encore sur Everywhere at the End of Time, a de quoi intimider. Pour plein de raisons. Déjà sa longueur bien sûr, la série s’étalant sur six parties et 390 minutes, et pondre un papier honorable nécessitant à mes yeux des écoutes à la fois répétées, dans l’ordre ou le désordre pour casser les routines aliénantes, et en pleine conscience ou non afin de tester la réceptivité en différents contextes, ça prend un caractère chronophage considérable. Même pas peur, je me suis bien farci les NTS Sessions, Sleep, The Disintegration Loops et les Vortexual [Tape Sessions] en une traite chacun, et ces travaux sont marathoniens également. Bon, premier obstacle formel évacué.

Allons un peu plus sous la surface avec le réel barrage initial du chroniqueur qui veut donner l’impression qu’il maîtrise son sujet et a des choses à déblatérer : une approche du projet concise mais éclairée, pour hameçonner les millions de lecteurs et leur précieux temps de cerveau sans les écœurer d’aller plus loin dans le texte. Et là, dur de faire semblant, il y a des choses à dire. Everywhere at the End of Time devait initialement signer la fin de The Caretaker, après 20 ans d’activité. Et il est d’abord important de replacer un minimum le contexte, car le positionnement de cette série est central dans la façon dont s’articulent les propos de l’anglais au travers de sa discographie, se rapportant toujours à la santé mentale et en particulier la mémoire. Leyland Kirby, avant même Selected Memories from the Haunted Ballroom, entretenait une relation complexe avec le passé. Mais là où V/Vm y empruntait la musique pour la faire entrer en collision avec elle-même et la détruire dans une réaction presque anaphylactique au monde musical contemporain, The Caretaker sonde l’entre-deux-guerres et ses fantômes issus d’un conflit tout juste scellé, ainsi que les suivants déjà promis par un autre en pleine ascension. Ceux, remplis d’optimisme, qui avaient des idéaux de leur propre avenir, et qui dans notre réalité actuelle ne sont plus que des frustrations de rêves déchus appartenant à une ligne temporelle tronquée. Il les cherche ou les laisse le trouver, puis les écoute, tout simplement. On ne parle donc pas là de nostalgie, qui est sûrement l’un des traits les plus éloignés de l’artiste, affirmant que les regrets, les occasions manquées et les adeptes du « c’était mieux avant » ne font pas partie de son univers. Il est ici question du mot-valise « hantologie », associant le hanté et l’ontologie, défini sommairement comme l’expression de spectres du passé qui viennent se manifester dans le présent. Et bien qu’il ne s’est jamais associé lui-même à ce courant créatif, il ne l’a jamais nié non plus et en est certainement le meilleur représentant sonore. Si on ne devait pointer qu’une seule preuve de son appartenance à ce concept né de la chute de l’URSS et de son idée du communisme qui plane toujours dans les esprits, je dirigerai mon regard vers un album paru sons son vrai nom, au titre ô combien évocateur Sadly, the Future Is No Longer What It Was.

Ayant découvert The Caretaker à sa (pseudo-)fin annoncée, j’ai pu profiter directement d’Everywhere at the End of Time dans son intégralité, sans attente ou conjecture particulières entre chaque sortie étalée de 2016 à 2019. Il est nécessaire de le remarquer et de le détailler : je persiste à croire que chaque chapitre, dévoilé dans une progression calculée, devait d’une part prendre le temps de s’immiscer sous la peau pour créer une forme d’empathie avec ce gardien de l’hôtel Overlook, lentement mais sûrement submergé par la démence, mais d’autre part brouiller les acquis passés en se demandant ce qui a changé depuis la dernière fois. Une observation implacable de la déliquescence d’une âme à laquelle on s’est attaché, et qui nous fracture imperceptiblement plus au fur et à mesure de l’avancée des morceaux, mettant en abyme l’oubli. Cette anthologie cristallise pour moi le mieux la scène durant laquelle Jack Torrance voit la salle de bal se matérialiser autour de lui, un verre de bourbon à la main (et qui donne son nom et son histoire à The Caretaker, d’ailleurs), avant de se faire aspirer par une spirale infernale de folie. Les six étapes lui sont après tout dédiées, l’imaginant perdre progressivement ses souvenirs jusqu’à l’oblitération en un chant du cygne expansif, le tout intimement lié par l’esthétique de l’hantologie. Une trame narrative se dessine alors en parallèle d’une étude unique des symptômes de la maladie d’Alzheimer à différents niveaux d’atteinte. J’ai cependant outrepassé les intervalles de ce journal intime en ayant à ma disposition l’histoire de son prologue à son épilogue. Pourquoi donc est-ce si notable ?

Les premières lectures appelleront d’abord le champ lexical de la mémoire et de ses satellites, bien sûr. Les descriptions de l’artiste concernant chaque Stage permettent d’aborder ce projet tel que The Caretaker le concevait, à savoir une oraison funèbre pour son alias à la vie la plus longue. Une progression logique et inévitable, de l’évocation de ses plus belles heures à la décomposition complète de ce qu’il a été. Accompagnant moi-même, sur le court terme, des patients à des stades variés de démence, il est troublant de constater à quel point les traductions acoustiques de Leyland Kirby reflètent la réalité. Simples incompréhensions ou lenteurs psycho-motrices, échanges verbaux répétés comme un disque rayé, difficultés à trouver ses mots ; échantillons de vieux Berliner de musique de bal tournant sous une poussière à chaque minute un peu plus épaisse, qui fait sauter et répéter la pointe de lecture sur les micro-sillons. Les trois premiers Stages restent d’ailleurs du côté mélodique et construit de la composition, et seules des écoutes répétées feront ressortir leur évolution, à la fois dissonante et lentement encapsulée dans les convolutions mnésiques de circonvolutions hippocampiques. Arrivent les confusions spatio-temporelles, les absences soudaines, les instants de lucidité de plus en plus rares étant surtout l’occasion de paniquer sur l’observation de sa propre chute plutôt que de profiter d’un répit : Stage 4. Ultimes raccrochages au passé lointain, celui où la personne était encore dans la force de l’âge, celui qui résiste le mieux à l’érosion des neurones : Stage 5. Puis franchissement de l’horizon des évènements, où même cette lumière dorée d’antan n’arrive que par hasard à se manifester en des instants toujours plus éphémères : Stage 6.

La démence est unidirectionnelle et incurable, et on vient de voir comment Everywhere at the End of Time l’expose dans sa beauté morbide. Déni, combat, oubli, effondrement. Pour répondre à la question posée plus haut, là où toute cette œuvre m’a profondément touché, c’est dans son intégration paradoxale à ma propre histoire, et le dialogue qu’elle a entretenu ces 18 derniers mois avec ma mémoire. Sans verser dans le pathos, j’ai récemment traversé une remise en question profonde de mon identité, et afin d’avancer sur certains sentiers trop longtemps ignorés, j’ai eu besoin de revenir dans mon passé pour enfin réussir à vivre le présent et envisager l’avenir. J’ai cependant vite fait face à un obstacle de taille, qui a pris la forme d’une muraille infranchissable sur le parcours me menant à ce que j’ai vécu avant mes dix ans. Ce n’est que mon interprétation personnelle, mais mon idée d’un souvenir est comme un court-métrage : une tranche animée avec des couleurs, des odeurs, des sons, des formes générales, et surtout des ressentis, car je suis persuadé que la force et la précision de ce que l’on retient longtemps ne se trouvent pas dans les détails d’une situation, mais dans leur aura émotionnelle et les sensations qui y sont liées. Pour ma part, les rares occurrences émergeant de cette période mystérieuse ressemblent à de vieux polaroids, tels des instantanés décolorés qui ont été oubliés au fond d’un tiroir humide. Immobilité, poussière, brouillard, tons sépias. Que s’est-il déroulé pour que je fasse l’impasse sur plus d’une décennie d’existence ? Je me retrouve donc dans la quête d’un ou plusieurs évènements qui ont forcé mon cerveau à occulter complètement cette période de ma vie. Une quête antagoniste à celle de The Caretaker ici, où les images fixées par les années se délitent méthodiquement avec l’avancée du temps. Une volonté ferme de se compléter aujourd’hui à partir d’un passé opaque, face à une autre vacillante de résister à la fragmentation dans un avenir pourtant inéluctable.

À ce jour, grâce à différentes méthodes de travail, j’arrive de mieux en mieux à disperser l’épaisse brume obscurcissant cette étape de l’enfance cachée à quelque part dans un recoin cérébral. Le progrès est concret, factuel, mesurable. Mais ce qui m’a le plus touché, c’est de mettre cette évolution en rapport avec les segments qui m’attiraient le plus dans Everywhere at the End of Time. La partie m’ayant initialement le plus marqué et que j’ai le plus écouté était la dernière. Celle où l’esprit n’est plus qu’une vapeur se dispersant sous le souffle continu des silhouettes grises du passé, stagnant ponctuellement en des réminiscences fugaces. Une longue démonstration du vide et de l’impuissance, seulement perturbée par les craquements de vieux 78 tours se réverbérant dans l’infini qu’ils sont désormais presque les seuls à occuper. Et sans m’en rendre compte immédiatement, j’ai remonté de plus en plus souvent les Stages à rebours, graduellement séduit par les apparitions de lambeaux mélodiques dans Stage 5, et la sensation en partant du Stage 6 de voir un fil fragile tenter de raccommoder des chutes en un patchwork certes éclaté, mais plus palpable. De ressentir une cohérence distante dans les Post Awareness Confusions qui était difficile à concevoir et apprécier auparavant. De diluer les artéfacts sonores et mettre en lumière les premiers détails d’une époque trop longtemps restée obscure durant Stage 3. D’arriver à portée de main de certaines vérités à peine dénaturées et d’en préciser les contours fins dans Stage 2. Puis enfin, l’arrivée à l’objectif dans sa splendeur de jadis, l’obtention de réponses à des questions tour à tour dissimulées, ignorées, évoquées puis poursuivies âprement, jusqu’à les prendre dans ses bras comme de vieilles amies autrefois parties, mais jamais vraiment disparues. J’ai clairement réalisé le cheminement inverse de mon esprit à travers ce projet il y a peu de temps, après m’être rendu compte que je fredonnais machinalement It’s Just a Burning Memory, le morceau d’ouverture de Stage 1, à tout moment de la journée. Comme si mon inconscient m’avait communiqué sans mot, à travers mon attirance rétrograde envers ces disques et son point de chute sur cette piste, que je suis sur la bonne voie et que mon but est peut-être plus proche que je ne l’imagine. Quand John Torrance descend une marche dans sa prison mentale, je remonte d’autant vers la surface. Une chorégraphie mémorielle en miroir, aussi inattendue que salvatrice, dont les deux acteurs que sont cet album et moi-même gravitent autour d’une même constante élémentaire : le temps.

Car cet exercice réflexif sur l’influence des spectres du passé sur un présent différent de leurs attentes, au-delà même des interrogations en suspens sur le rapport entre mémoire et identité, trace en filigranes la place du temps en ses sillons qui s’usent. Car c’est bien de lui qu’il s’agit, en chef d’orchestre imperturbable de ce qui a été, ce qui est est ce qui sera. Ce que nous avons été, ce que nous sommes et ce que nous serons ; ou ne serons pas. Ne serons plus. La relativité des croyances n’est finalement qu’un des nombreux reflets de celle propre à chaque minute qui passe, et le corollaire à ce postulat est qu’en dépit des ressentis comme des souvenirs, une vérité factuelle sera soumis a la fluidité et la solidité des connexions de notre esprit. Et à moins d’être hypermnésique ou de recroiser constamment les informations glanées chez des acteurs externes, et dans les deux cas d’être prêt à accepter la réalité, le fait de recomposer une scène révolue dans notre tête est soumis aux aspects imparfait et sélectif de la mémoire. Je rejoins ce que j’en ai dit plus tôt sur sa fiabilité : ce qui subsistera le plus longtemps dans l’esprit n’est pas lié aux détails mais à l’impact émotionnel d’un évènement. Je sais même qu’après un certain seuil de tolérance, c’est l’effet inverse qui se produit ; un disjoncteur envoie des extraits de vie au plus profond d’un puits hypothétiquement hors de portée de la conscience, afin de protéger son fonctionnement. Ce qui m’a ultimement interrogé sur les relations entre souvenirs et survie, entre temps et vérité. Peut-on apprendre et grandir de tout si ce qu’on a vécu n’est jamais vraiment retenu tel que ça s’est déroulé ? Sommes-nous vraiment ce que nous pensons être lorsque l’histoire est imperceptiblement modifiée à chaque rappel ? Ne passons-nous du coup pas notre temps à créer des réalités hantologiques, habitées par l’inexactitude ? Est-ce que vivre mieux, c’est oublier sélectivement, impliquant à demi-mot que se remémorer, c’est souffrir ? Toutes ces questions (ruminations ? ) existentielles plus ou moins capillotractées bouclent alors sur Everywhere at the End of Time (oui oui, je me souviens que c’est le sujet initial de la chronique, que les haïsseurs aillent haïr dans leur placard), à peine séparées des fantasmes d’un futur parallèle par une glace sans tain derrière laquelle nous les observons, mi-amusés, mi-compatissants. Mi-envieux, possiblement, de cette candeur de forme à la surface, bien vite éclipsée par leur vraie nature, comme les séduisantes sirènes dans l’Odyssée d’Homère et le double-jeu qu’elles mènent pour arriver à une fin qui passe de l’extatique au funeste. Un peu plus, et je vais finir par vous dire que je jalouse les personnes atteintes de démence, dont l’enfermement dans l’oubli deviendrait paradoxalement une émancipation d’un certain déterminisme conditionné par le parcours de vie. Mais je ne franchirai pas ce cap de pédanterie/condescendance/manque d’empathie ; il n’y a rien à envier à l’effondrement de l’identité, ni pour la personne concernée, ni pour l’entourage. Il y a des faiblesses dans le processus d’inscription hippocampique, certes, mais aussi des forces. Il suffit de les reconnaître. Je m’imagine que retenir tout à la perfection est autant gage de véracité que de tourments ; une condamnation à vivre et revivre le meilleur et le pire de manière exacte. Est-ce que réécrire subtilement son histoire n’est pas une système d’auto-défense pour se protéger de blessures qui, face aux faits, ne pourraient jamais cicatriser ? Se mentir pour survivre ? Peut-être, et ça ne me plaît qu’à moitié. Il est cependant inadmettable de penser qu’il est plus simple et enviable de se perdre en soi de façon croissante et incontrôlée que de se battre volontairement contre son héritage et ses mauvaises graines ensemencées stochastiquement dans les replis corticaux. Car dans ce cas, on peut s’en sortir, entrer dans une bataille enragée qui n’est pas perdue d’avance. Je remercie donc The Caretaker, qui paraît m’insuffler ce qu’il était quitte à se rayer de sa réalité, pour me permettre d’échanger nos places dans les abysses de l’oubli.

Plus, finalement, qu’une opposition entre un gommage des souvenirs et la redécouverte de ce que je n’ai, au fond de mes cellules, jamais oublié, ce projet monumental m’a accompagné dans mon éveil, dans une longue conversation rapprochant de sa fin. Larmes aux yeux même, dans les ultimes respirations de Place in the World Fades Away, troquant le néant final pour un requiem d’un coup plus clair et intelligible, aux furieux airs de chant religieux funeste entendu à travers les parois d’ébène du cercueil dans lequel se trouve The Caretaker, avant une dernière minute de silence absolu. Comme un hommage. L’union brève entre son histoire et la mienne, nous croisant tous deux au passage étroit entre deux plans d’existence, l’empruntant juste en sens contraires. Mais si Jack Torrance est engagé sur un chemin dont on ne revient pas, je lui fais la promesse de me souvenir de lui, de cultiver et de chérir ce cadeau qu’il m’a fait sans le savoir : apprécier le présent en reconnaissant et acceptant son passé, et transformer cette énergie fabuleuse pour avancer. Enfin. Merci, Leyland Kirby, pour ton héritage, et godspeed au Caretaker.

Anthologie disponible en digital sur Bandcamp, vinyles plus ou moins disponibles par là. Les CDs par contre, vous n’aurez que les trois derniers Stages.

Dotflac

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