Pardon 2022

Pardon 2022

Imaginez un instant vous réveiller aujourd’hui d’un coma long de 15 ans : une nouvelle Guerre Froide a commencé, un Tiananmen 2 semble se profiler sous couvert de pandémie désinformée, l’électricité et le gaz sont à la limite d’être distribués avec des cartes de rationnement et la France joue en Coupe du Monde de football dans un pays dont l’héritage sportif doit probablement plus au rachat de clubs qu’à la performance pure. Sommes-nous en 2022 ou avant la chute du mur de Berlin ? J’en douterais certainement si la folie mégalomaniaque d’Elon Musk ne l’avait pas poussé à mettre un coup de pied mérité dans la fourmilière Twitter, y a sûrement que le turfu qui pouvait offrir ça.

Malgré un premier semestre pas loin d’être oubliable, ce fut à partir de juillet une année riche en pérégrinations musicales, certainement pas innocentes à tout ce que l’isolement et l’anxiété des 24 derniers mois ont produit dans nos esprits. Une année bourrée de creux et de sommets, à l’image des pâtisseries géométriques de Dinara Kasko. Au moins, la richesse de composition et le nombre de sorties m’ont pour une fois empêché de chroniquer (non, c’est faux) et d’écouter tout ce dont j’avais envie, faisant probablement de ce pot-pourri 2022 un des plus riches des temps récents.

Bonne(s) écoute(s).

04/03 Kevin Richard Martin – Sub Zero [Intercranial Recordings]

Je ne vous ferai pas l’affront de présenter Kevin Richard Martin, qui produit depuis trois ans sous son vrai nom en plus de The Bug. Jamais il ne sera allé dans des contrées si faussement minimalistes, semblant dubber du dub pour titiller les abysses où la lumière n’est même pas un concept dont on parle, car on ne sait tout simplement pas ce que c’est. Ça pulse et se réverbère très loin dans le noir absolu, une menace tangible se manifeste en bruits blancs dans les angles morts, des mélopées mélancoliques ôtent tout espoir de se sortir indemne de notre prison de pression et d’obscurité, à peine révélée par des méduses bioluminescentes de passage. Sub Zero, c’est la colonne d’eau massive et intimidante que l’on ne peut pas se représenter, mais qui fait sentir son poids sur les organes internes. À écouter sur système ouvert.

11/03 SHXCXCHCXSH – Kongestion [Avian]

Les gosses de la techno aussi sale qu’eux reviennent avec un LP chez leurs copains d’Avian. Ambiances cyberpunk anxiogènes, beats syncopés au marteau-piqueur, design sonore avec toujours un coup d’avance sur beaucoup d’autres, c’est la techno que je souhaite encore écouter aujourd’hui. Le genre de truc qu’un mixeur facétieux mettrait au sommet d’un set nocturne pour mettre les chanceux par terre, et les autres sous le sol recouvert de poussière et de sueur. Flashes épileptiques dans les yeux et perceuses calibre 50 dans les oreilles, ça s’écoute très fort, bien évidemment.

18/03 Pjusk – Sentrifuge [Somewherecold Records]

Même pas deux mois après l’extraordinaire Salt og Vind, Jostein Dahl Gjelsvik m’a remis une deuxième claque ambient comme seul Pjusk sait le faire. Compagnon parfait de ce dernier donc, Sentrifuge joint les atmosphères glacées et mystérieuses si chères au norvégien avec des outils modulaires ; et si dans l’absolu, ça peut toujours faire un peu peur comme mot, bah on décèle ici dans les balades arctiques des mélodies stochastiques qui viennent donner des couleurs supplémentaires aux paysages habituellement plus frais de Pjusk. Rythmes en filigranes, réverbérations organiques et même traces humaines réalisent une chorégraphie harmonieuse tantôt rassurante (Aftenblå) et tantôt inquiétante (Den Jeg Var Før), portant bien au-delà de ce que l’on pourrait imaginer ou espérer. Une autre splendide réalisation d’un des maîtres du genre depuis ces dernières années.

31/03 Lacrima – Cachexia [Opal Tapes]

La musique industrielle qui fait verser des larmichettes (pas de douleur), ça existe. Et sans vouloir jouer sur les mots, Lacrima arrive à mixer power electronics et industrial avec quelques petites touches personnelles qui donnent des frissons. Les pads aériens et inattendus de Fig qui enveloppent la rouille ambiante, par exemple. Ou la mélancolie en décrépitude sur A Trophy Song, rémanence distante de lignes de communication laissées ouvertes sans que personne ne puisse désormais les utiliser. Bon, faut pas déconner, j’aime bien aussi les 15 minutes de hachoir à viande auditif sur Self Doll, mais dans sa globalité, les nombreux twists à un genre rincé jusqu’à l’os ne manquent pas de faire mouche.

08/04 Matter – Refrattario [Subsidence]

Après un hiatus bien trop long, Fabrizio Matrone revient avec un LP de pulsations technoïdes industrielles à rythmes syncopés comme je les adore. Le meilleur des deux mondes qu’il a déjà créés par le passé, entre la lenteur destructrice de Biorhexistasy et les pilonnages incessants de Primitive Forms. Ou plus simplement la suite idéale à Paroxysmal, sa meilleure production même à ce jour, oscillant avec brio entre assauts rhythmic noise corrodés et ambiances tendues sur un fil barbelé rouillé. Refrattario, c’est la bande sonore quand on attend avec appréhension que la chambre hyperbare dans laquelle on décompresse finisse son cycle, alors que la valve de sortie n’a pas été parfaitement serrée. Les acouphènes sifflent dans l’oreille interne, les fins courants d’air qui ne devraient pas être cisaillent les voies respiratoires, les pulsations cardiaques nourries au stress percutent la cage thoracique dans une attente horriblement longue. Et Matter vous regarde en souriant à travers l’unique hublot de votre prison métallique.

29/04 Dälek – Precipice [Ipecac Recordings]

Aucun relâchement pour Dälek, loin de là. Toujours autant de rage dans la verve, toujours autant de distorsion dans les nappes sonores, toujours autant de compression en pression négative dans les kicks. Leur tempérament implacable écorche la psyché et nous fout directement dans l’incendie vorace d’un incinérateur qui a compris qu’il fonctionnait dans une époque parfaitement adaptée à son appétit infini. Ce hip-hop sombre qui défie les frontières du genre est toujours rempli de colère et de mélancolie, et semble appeler à la révolte de ses auditeurs. Si la partie plus bruitiste semble désormais plus faire l’héritage de rejetons comme Clipping., la magnitude des sentiments négatifs n’en est pas plus faible chez Dälek, qui semble en train d’amorcer une guerre qui se résout dans les tranchées plutôt que sur le front. Et ça n’a rien de déplaisant.

06/05 Hüma Utku – The Psychologist [Editions Mego]

La turque s’offre enfin les portes du label qu’elle mérite, et nous entraîne encore un peu plus loin dans les abysses sombres qui se reflètent au fond de nos pupilles. Album concept qui lie les connaissances de composition et de psychologie de l’artiste, The Psychologist semble sur le papier voué à tirer à vide dans le cadavre d’un pathos rincé jusqu’à la moelle. Pourtant, rien de tout cela ; au contraire, l’ensemble de l’œuvre transpire la cohérence et fait preuve d’une dynamique au long cours absolument dantesque, résonnant avec nos cordes les plus sensibles comme les plus fragiles au rythme des instruments ligneux et des voix qui subliment ce que Hüma Utku avait déjà pu produire sur Gnosis. Un voyage au centre de la chair sombre, poignant, et terriblement efficace.

20/05 Marina Herlop – Pripyat [PAN]

J’adore quand la voix est utilisée comme un instrument, plutôt que comme simple vecteur de mots. C’est exactement ce que la pianiste Marina Herlop implante dans Pripyat, dans un chaos organisé distendu entre compos électroniques, piano préparé et voix désincarnée qui semble se répondre à elle-même. Ça fuse dans tous les sens, plein de finesse et d’espièglerie, stimulant la capacité d’attention de son public, sautant à contre-pied des idées que l’on peut se faire à chaque détour sonore. Tantôt psaumes incantatoires, tantôt jeu de danse imprévisible avec les codes (Abans Abans et Miu, incroyables de vivacité), c’est avec un plaisir presque candide et enfantin que l’on répète l’écoute de Pripyat. Une musique vivante et habitée aux confins de ce que l’on pourrait en attendre, justement parce qu’elle ne ressemble à rien d’autre. Prix spécial pour une des pochettes les plus cheloues de l’année.

27/05 Automatisme – Statique [Mille Plateaux]

Je reste fasciné par l’alias de William Jourdain, repoussant les frontières des algorithmes utilisés dans la composition musicale. Dub ambient, techno, glitch, clicks & cuts, il y a de tout dans les chapitres de ce Statique, établissant une nouvelle étape granulaire dans la passionnante aventure offerte par le canadien. Alternant débauche texturale et silences bien placés, ça me fait toujours penser à Second Woman, qui rencontre cette fois de loin Ryoki Ikeda, les structures rythmiques du premier s’accouplant à la science du détail du second. L’approche initiale sera probablement aride, mais un peu d’abnégation vous dévoilera un univers aux gradients de températures bien plus riches qu’on ne se le laisse dire. Cérébral sur les -Rate, viscéral sur les -Scape, l’ensemble de l’album est une expérience des sens totale qui pourrait bien venir, si ce n’est d’un futur assez distant, d’un présent alternatif.

14/06 Hainbach – Core Memories [Seil Records]

Mais d’où vient ce piano ? Seul Hainbach le saura, et on ne pourra que tenter de deviner s’il l’a enregistré derrière dix couches de bandes magnétiques ou dans une faille temporelle momentanément ouverte. C’est probablement ce que l’on entend en sommeil paradoxal, perché sur le fil tendu au-dessus du vide onirique, mais fixé à un niveau juste sous de la libération en impesanteur promise par les textures poussiéreuses et aériennes de l’oxyde de fer. Émotions glissantes et visions fluides créent un objet valant un peu plus que la somme de ses parties, prouvant encore une fois que less is more. Des rêveries couleurs pastel passant dans notre champ de vue comme des trains à grande vitesse ralentis.

08/07 Caterina Barbieri – Spirit Exit [Light-years]

Une des maîtresses actuelles du modulaire, malgré une légère faiblesse à mes yeux sur Ecstatic Computation, revient avec un gros taquet sur son label fraîchement créé Light-years. Les envolées mélodiques se reflétant dans leurs propres échos sont toujours de la partie, pour le meilleur, mais l’addition de la voix de l’artiste, plus présente que jamais, rajoute une couche fantomatique à une musique qui ne semblait attendre que ça pour prendre encore plus d’altitude. Même si j’ai toujours un peu de mal avec les accords de clavecin qui poppent çà et là, les arpèges stochastiques et leurs contreparties ambient me rappellent le meilleur de Patterns of Consciousness, où les compositions rythmées étaient l’image d’un monde frénétique qui ne connaît pas de pause, et celles dilatées le verso aquatique isolé de toute la folie de surface. Même verdict ici donc, entre cavalcades effrénées (Canticle of Cryo, The Landscape Listens) et césures temporelles (Knot of Spirit (Synth Version), Life at Altitude), qui offrent un équilibre parfait, tout en évitant la redite facile avec l’addition des vocalises éthérées. Magnifique.

10/07 Phil Tomsett & Annie Needham – Eight Comets [Self-released]

Hommage à l’astronome Caroline Herschel, plus spécifiquement aux huit comètes qu’elle a découvertes au XVIIIème siècle, la musique glissante et cosmique de Phil Tomsett sert de base à des extraits des journaux de Herschel, manifestes en spoken word d’une époque où les étoiles oubliées pouvaient se refléter dans autant d’oublis injustes des femmes scientifiques, comme il était si commun de les omettre à l’époque. Ses nappes lancinantes de cordes et autres strates réverbérées de voix dirigées vers l’éther reflètent parfaitement l’univers inconnu dans lequel on peut plonger notre regard, à la recherche de fascinations distantes au travers d’une lunette de télescope. Et à chaque détour d’Eight Comets, de nouveaux scintillements accrochent le regard et l’oreille pour nous montrer à quel point le ciel est rempli de surprises infinies.

15/07 ASC – Original Soundtrack [A Strangely Isolated Place]

Ce n’est pas sur Silent Season mais bien A Strangely Isolated Place qu’ASC sort un album d’ambient. Une bande sonore aux titres volontairement impersonnels pour médium imaginaire, principalement menée par un piano aussi simple et épuré qu’efficace et poignant. On retrouve sur Original Soundtrack (et le dilaté Colours of Absence sur Auxiliary, plus Silent Season-esque) les espaces si vastes de James Clements, avec un twist sur le point de vue subjectif de ces éditions où les notes se détachent davantage que sur ses autres travaux quasiment sans rythme. Personnellement, ça m’évoque quelques uns de mes meilleurs souvenirs vidéo-ludiques, comme la découvertes des Monts de Phendrana dans Metroid Prime, où la triste course contre la montre pour sauver Midona dans The Legend of Zelda: Twilight Princess. Original Soundtrack, où une musique qui illustrera vos propres aventures comme elles le méritent.

15/07 Vladislav Delay – Isohiva [Planet Mu]

Probablement un des artistes que je potasse le plus depuis que je l’ai découvert avec Rakka, Vladislav Delay continue de me mettre mandale après mandale, et ce n’est pas sa dernière sortie sur l’émérite Planet Mu qui prouvera le contraire. Décrit comme une contrepartie à Rakka et Rakka II, on quitte effectivement la brutalité de la nature arctique dans laquelle Sasu Ripatti s’est évadé pour revenir à la civilisation, notamment en présence de morceaux bien plus courts et habités par l’Homme que précédemment. Dire que la multiplication des chapitres et l’ombre omniprésente de notre société est le reflet de la frénésie dans laquelle le monde moderne grandit, c’est un pas que je n’hésiterai pas à franchir dans Isohiva. On y sent, dans les structures éclatées et globalement saturées de bruit que c’est un paradigme indésirable, grossier et pas forcément accueillant. Ripatti arrive pourtant à convertir cette folie douce dans des compos toujours aussi folles, laissant ses spectateurs flotter au-dessus de la foule dont il n’a que faire des priorités et des envies.

21/07 TÉNÈBRE – Terraform [YUKU]

Dans les strates facilement critiquables de la bass music ou de la drum’n’bass, probablement à juste titre, YUKU persiste à y faire des propositions pertinentes. On retrouve bien sûr les attaques puissantes et sans concession du genre, mais TÉNÈBRE y saupoudre un sound design croustillant et un sens de la mélodie en marge de ce qu’on peut en attendre. Une histoire de science-fiction qui me rappelle la face opposée aux Chroniques de Riddick quand il se retrouve sur Crematoria, (sur)vivant la nuit pour éviter à tout prix les rayons mortels du soleil, où Terraform s’alimente lui de la lumière du jour pour subsister lorsque l’obscurité pointe son nez. Paysages extraterrestres luxuriants, façades organiques et arrière-plans cybernétiques, l’équilibre se joue entre les incursions de notre réalité dans ces tranches abrasives de l’autre bout de la galaxie.

22/07 Tegh & Adel Poursamadi – Ima ایما [Injazero Records]

Passage en duo chez les visionnaires d’Injazero Records pour Tegh, accompagné du violoniste Adel Pousamadi. Le monde électronique instable du premier tente de se faire tempérer par la magie acoustique du second, proposant un produit valant plus que la somme de ses parties. Les mélodies hésitent entre rejoindre les cordes stratifiées ou les volcans modulaires, semblant même parfois se battre l’une contre l’autre, alors qu’elles cherchent en réalité la même issue forgée au cœur d’un volcan en activité. Et on volera des instants de plaisirs dans l’abrasion mécanique comme on se prendra à verser des larmes lorsque le violon prendra ses envolées lyriques, au sein d’une chimère électroacoustique aux résonances orientales jamais ignorées. Une vision unique de la fusion des sonorités et des genres qui ne laisse pas indifférente.

09/09 Rand – Peripherie [Self-released]

Le parallèle avec la série Virus d’Alva Noto et Ryuichi Sakamoto est évident ici, mais le duo Rand arrive pourtant à marquer sa singularité dans cette osmose entre piano post-classique et minimalisme électroacoustique. Sûrement grâce à un toucher plus jazzy sur certains morceaux, où un espace de création plus vaste sur d’autres. Plus de dynamique intrinsèque aussi, avec des parties s’envolant vers une lumière à peine opacifiée par des cumulus dans certains passages aériens (Hoola, Lucid), et d’autres bien plus dissonants, limite bruitistes (Drangsal, Blood Moon) qui plongeront vers l’obscurité d’une forêt éternellement baignée dans l’ombre de ses cimes. À se demander comment un tel objet a pu sortir tout seul, sans attirer (peut-être volontairement) l’attention de labels qui l’auraient un peu plus poussé en avant, comme il le mérite.

15/09 Current Value – Platinum Scatter [YUKU]

YUKU, encore, dont j’ai déjà dit tout le bien plus haut et qui arrive à tirer le meilleur de Current Value, aussi indétrônable dans ce genre d’exercice drum’n’bass sombre réussi que frustrant dans d’autres bien trop lisses. On perçoit toujours les contours chromés de Tim Eliot, bien lustrés, et ses parties rythmiques compressées au pascal près, mais le side chain trouve un adversaire de taille dans l’abrasion ambiante et l’asymétrie relative des pistes, donnant la sensation d’une chimère taillée pour le dancefloor tout comme pour l’écoute dans son salon d’écoute de riche. Ça tabasse dans la forme, mais n’oublie jamais de planquer dans ses replis des détails à rendre dingue. Le futur, c’est maintenant, et le cyborg Current Value l’a compris.

23/09 Siavash Amini & Eugene Thacker – Songs for Sad Poets [Hallow Ground]

J’ai beau suivre Siavash Amini depuis What Wind Whispered to the Trees, j’aurai rarement entendu sa musique si abrasive, dissonante et globalement touchante que lors de cette collaboration avec le poète et philosophe Eugene Thacker. Huit pistes dont les progressions sont accompagnées de poèmes écrits pour l’occasion, en hommage à autant de « poètes maudits », des personnages fracassés et incompris mis à l’écart de la société. Et on sent dans les sonorités de l’iranien ce décalage, une vision noire et douloureuse du présent dans lequel ces artistes ont brièvement vécu ; les textes de Thacker confirment ces sensations, avançant main dans la main avec les dynamiques aussi longues que magistrales d’Amini. Point de mélodie ici, mais plutôt une forme d’agonie dont on capte les gasps, comme une analogie de l’époque que l’on vit. Espérons juste que Siavash et Eugene ne se font pas prophètes de leur propre devenir.

26/09 Tot Onyx – Senno I [iDEAL Recordings]

Viscéral. Assez littéralement, c’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit en entendant Senno I, donnant l’impression d’avoir été au moins partiellement enregistré à l’intérieur des cavités d’un corps humain. Chaque son est tangible et chaque élément est à sa place, malgré une impression de débordement de composition ; ce n’est à peine qu’un effet collatéral de la proximité des pistes de cet album qui repousse les limites vers l’intérieur, questionne sur l’aspect réel ou artificiel des sons, décharge sa bile dans nos entrailles sans pitié. Un peu comme si le sound design en putréfaction de Fausten rencontrait la haine intrinsèque de Pharmakon, et ciel que c’est bon d’orbiter autour d’un sujet aussi intime et facilement oublié que notre propre corps, en particulier ses claudications et faillibilités.

30/09 Deepchord – Functional Designs [Soma Quality Recordings]

Mon pêché mignon se fait encore bourrer la panse avec ce petit bijou de dub techno, composé par nul autre que l’un des papas du genre avec Basic Channel. Deepchord nous emmène dans les panoramas poussiéreux, aquatiques, vastes et molletonnés de son antre aux kicks congestionnés, lignes de basse colossales et textures briquant délicatement l’épiderme. Voyage ici loin au-dessus des cirrus sur le côté nocturne de la Terre, puis quelques passages profonds dans les fonds marins vaguement illuminés par le soleil et maintenus en mouvement par le ressac des courants océaniques, avant de réaliser un ou deux détours en voisinages tectoniques. Mais jamais Rod Modell n’oublie d’inclure sa marque de fabrique, avec des enregistrements de terrain à la surface, en pleine civilisation dont on perçoit les échos, et participant surtout à ce jeu au long cours se résumant en une question : mais d’où provient cette photo de couverture, mystère éternel des albums du nord-américain ? En bref : une démonstration de dub techno dont les rotations ne se font jamais sentir.

30/09 Oberman Knocks – Conder-Rhyptik [Aperture]

On sait que si on veut dénicher de l’IDM pertinente en 2022, on peut faire confiance à Andrea Parker. Oberman Knocks m’avait un peu laissé un mi-molle avec Trilate Shift, un peu trop expansif à mon goût dans son sound design ; Conder-Rhyptik revient à mes amours faites de cuts chirurgicaux, structures rythmiques désarticulées et patte artistique à angles aigus. L’ensemble de l’album est taillé au scalpel, avec juste ce qu’il faut en arrière-plan de respiration mélodique pour ne pas rentrer tête la première dans le monde chiant de la démonstration technique. Bienvenus dans le chaos cybernétique et la saturation de la conscience qui nous attendent probablement tous.

07/10 Peter Knight – Shadow Phase [Room40]

Quel plaisir éternel d’entendre des musiciens fusionnant la musique électronique et les cuivres. Pjusk avait exposé avec brio cette magie dans son toujours actuel Solstøv, et le trompettiste Peter Knight semble glisser sur cet héritage. Le dialogue invisible entre le vent et le feu de l’instrument enregistré dans ses limites d’un côté, ainsi que les mouvements aquatiques et les incursions terrestres des douces oscillations électroniques ou du bois de l’autre. Une danse des éléments avec comme point de vue celui d’un oiseau légendaire, en survol au-dessus des souvenirs meilleurs d’un monde plus ancien. Rien que The Softened Shore vous emmènera en ces contrées rêvées plus d’une fois par tout marcheur onirique qui suit son instinct.

14/10 Giulio Aldinucci – Real [Karlrecords]

Un peu comme Tape Loop Orchestra ou Franck Vigroux, je ne sais plus quoi dire de radicalement neuf pour justifier un papelard complet sur Giulio Aldinucci. Pourtant, à l’instar des deux personnes citées juste avant, chaque nouvel histoire qu’il sort me laisse sur le cul. Drones sacrés, chœurs mystiques et textures abrasives de l’au-delà, il nous porte toujours dans les lieux de recueil où des prières oubliées tournent en boucle sans le savoir, et trouvent un nouveau sens dans nos oreilles. Un questionnement sur la réalité que l’on ignore ou évite, et les rêves qui prennent petit à petit sa place, à la fois contre toute attente et de façon logique dans cette époque virtuelle. Sa musique évoluant en strates supérieures devient à chaque itération un peu plus instable, et je resterai inlassablement curieux de découvrir où l’italien nous emmènera la prochaine fois, là où Karlrecords l’aura complètement transformé.

14/10 Kosmorama – Kosmorama [Serein]

Encore de la trompette et de l’électronique. C’est comme ça. On part cette fois-ci dans l’espace avec des compositions improvisées qui évoqueront parfois le futur vu dans les années 80, ce qui sur le papier ne manquerait pas de m’effrayer, mais la limite de l’acceptable n’est jamais franchie par Kosmorama. Le cuivre scintillant et chaleureux nous rassure dans cette épopée cosmique et kaléidoscopique, à la limite du post-rock psyché sur le long cours d’Odyssée, pendant qu’on se perd entre des arcs-en-ciel de couleurs pas encore décrites. Cohérent, demandant de s’y impliquer sans jamais forcer l’auditoire, ce petit bijou jazzy doux comme le velours avec juste ce qu’il faut d’originalité ne quittera plus vos méditations au coin du séjour.

14/10 Missing Ear – Skyquakes [Mille Plateaux]

Broken beat ? IDM ? Glitch ? Bass music ? Et pourquoi se forcer à choisir quand on peut tout faire en même temps, et le faire bien ? Missing Ear défonce les murailles entre les genres pour mieux laisser respirer la créativité, et ça se sent à chaque détour de Skyquakes, portant définitivement bien son nom. Dix séismes à magnitudes variables qui se propageront en haute altitude pour secouer même ceux qui se croient protégés de leur tour d’ivoire où chaque style musical est bien ordonné dans sa case. Rythmes instables, surprises compositionnelles, carnages texturaux ou bien pauses mélodiques, du groove hachuré aux claques diverses et variées, tout a déjà été entendu à quelque part, mais juste pas de cette façon de croiser les influences. On sent que c’est un percussionniste à l’origine de cet objet musical non-identifié, et c’est pour le mieux.

14/10 øjerum – Reversed Cathedral [Cyclic Law]

Décidément plein de belles choses parues en ce 14 octobre, tous genres confondus. Par exemple, un des secrets les mieux conservés des musiques répétitives, avec Paw Grabowski, dont le rythme de production n’a rien à envier à Aidan Baker ou bvdub. Il persiste à explorer un côté usé du son, semblant enregistrer des souvenirs détachés de leurs sources, errant dans notre dimension sans vraiment savoir ce qu’ils font encore là. Le son d’un harmonium délaissé des années dans un environnement humide n’y est vraiment pas pour rien, essayant de se raccrocher à la consonance sans y arriver, comme s’il ne pouvait pas accepter d’appartenir à une époque révolue. Pourtant, ces faux pas harmoniques constants sont ce qui donne une nouvelle vie à ses notes, et aussi toute la beauté à ce baroud d’honneur avant de s’égarer complètement dans l’oubli. L’âme de la nostalgie qui transpire dans les pores du présent.

15/10 Richard Skelton – Shear Planes [Aeolian Editions]

La distinction entre les travaux de Richard Skelton et The Inward Circles n’a jamais été aussi brouillée que lors de ce Shear Planes, où les riffs binaires essayent de survivre aux colossales forces glaciaires mises en jeu durant ces 40 minutes. La masse des glaciers fait face à la friction et la gravité, et l’on sent ce duel dans une musique abrasive qui nous place à la zone de jonction qui essaye de glisser sur le sol caillouteux du lit d’un phénomène physique désormais vécu comme oppressant. La seule réaction possible est la déformation, traduite ici en drones lancinants prêts à s’effondrer sur eux-mêmes, mais tentant de survivre au poids permanent de paysages sonores à la fois purs et caustiques.

21/10 All That We See or Seem – All That We See or Seem [Miasmah]

Grosse sortie chez Miasmah, avec l’album éponyme du trio All That We See or Seem. Deux colosses de 30 minutes chacun, emmenant leur public en territoires désertés par la vie telle qu’on la connaît. Plaines marécageuses en noir et blanc à perte de vue derrière nous, forêts nous invitant à un dernier voyage juste devant, pleines d’esprits païens invoqués par des rituels d’une autre époque. L’eau coule, le vent souffle, et les voix s’élèvent en des lamentations avec comme climax l’arrivée du feu, seul point de lumière et de chaleur en ces paysages dévastés par la folie. Les percussions touchent les viscères et donnent envie de s’agiter sur une piste de danse improvisée sur la terre battue par les éléments. Le final de A Dream Within A Dream, avec ses lamentations de cordes et de voix ayant traversé les vies, forment un final lacrymal et laissent un goût de charbon et de tristesse sur les gencives. Un poème noir au romantisme déchu qui marquera le catalogue du label.

21/10 Burial – Streetlands [Hyperdub]

Les rêveries mélancoliques dans un monde ambient épuré atteignent un nouveau niveau dans Streetlands. On dirait les sons que l’on entend sont ceux qui subsistent après une surdose d’anxiolytiques. Ou peut-être les rémanences nocturnes de tout ce dont on se souvient encore d’une journée traversée en état d’apoplexie. Il ne reste que la brume obscurcissant la vue, la fatigue brouillant les sens, le cervelet seul gardien d’un corps exténué. Les émotions urbaines, qui peuvent nous emplir à des heures où l’insomnie est notre seule compagne, se lient encore plus profondément à nous dans ces moments lunaires appelant parfois la contemplation absente, parfois l’anxiété extrême. On retrouve la poussière propre au producteur anglais, sauf qu’elle se permet d’aller titiller les étoiles qu’elle devine derrière les épais nuages de basse altitude.

21/10 Clarice Jensen – Esthesis [130701]

On connaît la violoncelliste américaine pour ses collaborations bien choisies, mais elle se montre également tout aussi douée en solo. Articulé autour de son instrument de prédilection, brouillant toujours les frontières habituellement fermes du temps et de l’espace, on circule de manière fluide entre les instants et les endroits, se condensant à intervalles réguliers dans des bulles formées d’émotions pures, celles décrites par chaque titre d’Esthesis. Les mélodies simples transforment les énergies qui nous traversent, tandis que les drones les imprègnent imperceptiblement en nous. La mélancolie presque anachronique des arpèges dilatés dans Sadness, ou l’instabilité rampante dans Anger sont deux exemples parmi d’autres de cette dichotomie dont Clarice Jensen a toujours fait preuve. Vous connaissez la ritournelle : toujours simple, mais jamais simpliste. Et donc forcément efficace et transcendant.

25/10 KMRU – Epoch [Seil Records]

Epoch, c’est la simplicité de composition ambient avec une petite pointe d’instabilité qui me rappellent Home Normal. Un optimisme qui ne nie pas la grisaille dans laquelle nous vivons tous plus ou moins, l’épanouissement et la reconnaissance des petites beautés sur notre chemin quotidien, et la réalisation qu’elles sont toutes éphémères. Les enregistrements de terrain apportent leur part d’ancrage dans notre réalité, donnant l’impression d’évoluer dans une jungle urbaine aussi impressionnante qu’impressionniste. Des extraits de vie aux résonances fermement organiques qui donnent tout leur sel aux compositions de Joseph Kamaru.

27/10 Yair Elazar Glotman – Speculative Memories [SA Recordings]

Si vous avez vu passer ma chronique d’Everywhere at the End of Time par The Caretaker, vous saurez que ce travail me touche particulièrement dans les thèmes qu’il aborde, et la manière de les retranscrire en musique. Les sujets de la mémoire et de leur rapport au temps me fascinent, et Yair Elazar Glotman saisit parfaitement sa fluidité dans Speculative Memories. Un souvenir est moins une scène abstraite composées d’actions neutres qu’un ensemble d’émotions associées à ces mêmes scènes. On peut même oublier le réel sujet qui nous raccroche à une partie de nos hippocampes pour n’en retenir que la masse sentimentale, elle-même soumise aux affres du temps et des perspectives que notre parcours de vie lui donneront. C’est exactement ce qui ressort de cet album, rempli de strates mouvantes aussi légères que des voix réverbérées ou des guitares jouées à l’archet, et aussi graves que de longues lamentations à la contrebasse et autres torrents tumultueux de cordes. Condenser notre passé en joies ou en peines plutôt qu’en images, car c’est tout ce dont on se rappellera à la fin.

28/10 Deru – We Will Live on [Friends of Friends Music]

Quoi de plus humain que le toucher d’un piano, le ressenti des marteaux qui tape sur les cordes, le bruit des leviers qui font revenir les touches en position de départ ? Et si je vous disais que We Will Live on était composé avec un piano bidouillé électroniquement pour jouer des séquences pré-programmées ? La science électronique de Deru trouve une balance impeccable dans ses enregistrements à bout portant d’un Disklavier, brouillant volontairement la frontière entre jeu naturel et séquences préparées à l’avance, résonnant dans les bruits très organiques de l’instrument mais aussi toutes ses imperfections, face à des jeux semblant parfois nécessiter plus de dix doigts honnêtes pour être interprétés tels qu’ils sonnent sur cet objet musical. Une vision particulière hantée par les thèmes de l’isolement et de l’héritage que l’on laissera après notre départ, là aussi cristallisés par la pandémie traversée depuis deux ans. Est-ce le genre d’art qui nous survivra tous quand nous ne serons plus là ? Un médium qui jouera tout seul ce qu’on aura bien voulu lui apprendre ? Ou bien sommes-nous juste en train de donner les clés aux machines qui nous suivrons, pour que l’art subsiste malgré notre absence ? En attendant, nous voilà à la jonction de ces questions existentielles, avec un We Will Live on au sommet de la montagne séparant ces deux mondes.

28/10 Oiseaux-Tempête – What on Earth (Que Diable) [Sub Rosa / NAHAL Recordings]

Oiseaux-Tempête poursuit son ascension dans les strates nocturnes et les interstices invisibles, ceux remplis de frustration, de colère, d’incompréhension et de tout autre sentiment forcément catalysé depuis début 2020 dans nos trames vasculaires intimes. Les riffs sont encore plus gras, les explosions plus destructrices, la distorsion plus viscérale. Les silences encore plus importants, aussi. On décolle donc un jour où l’électricité dans l’air est palpable, voguant au sein de cumulonimbus prêts à déverser leur bile sombre sur la planète qui ne semble désormais mériter que cela, et on se laisse porter, bousculer puis retourner par la foudre et le tonnerre, entendant parfois des poèmes en paréidolies de cette guerre des éléments. La tension est paroxysmale, la catharsis qui s’en suit encore plus, à l’image notamment de l’immense A Man Alone in a One Man Poem, où la voix éraillée de G.W.Sok vient invoquer un dieu vengeur par-dessus la menace planante des synthés cycloniques.

28/10 Senyawa + Lawrence English / Aviva Endean / Peter Knight / Helen Svoboda / Joe Talia – The Prey and the Ruler [Room40]

Définitivement une grosse année pour Room40 et Lawrence English, qui m’ont transporté durant 12 mois sans interruption. Énorme sortie en octobre avec un super-groupe articulé autour du duo indonésien Senyawa, perché entre la voix sortie des tréfonds du temps de Rully Shabara Herman et les instruments construits pour l’occasion de Wukir Suryadi. Les sensations sont bestiales et païennes, les échos à des époques révolues et d’autres à revenir comme un cycle civilisationnel s’entrechoquent et subliment une forme de violence contenue dans les cordes et les constructions mutantes du groupe, le tout alimenté par des collaborations au sommet qui transcendent l’ensemble. Un cœur pompe du charbon liquide dans les interstices, des poumons expirent du charbon pour recouvrir les terres alentour d’un filtre opaque. On se sent traqués par un monstre toujours présent dans les angles morts, ne pouvant que faire confiance à notre instinct pour éviter les morsures à la jugulaire. Une chasse en territoire inconnu où rien n’est garanti, si ce n’est la promesse d’une catharsis comme vous en entendrez rarement.

04/11 Arovane & Taylor Deupree – Skal_Ghost [12k]

J’aurais tout aussi bien pu détailler les solos Harbor ou Small Winters de Taylor Deupree pour citer l’américain dans ce pot-pourri, petits bijoux de micro-détails pétillants rappelant des paysages extérieurs imaginés aux antipodes de notre réalité. Mais il aurait été dommage d’ignorer sa collaboration avec Uwe Zahn, où le sens de la densité sonore organique toujours mesurée du premier vient rejoindre les harmonies magiques du second. Difficile de savoir exactement qui fait quoi dans Skal_Ghost, et c’est comme souvent le signe d’une collaboration réussie. Dix mouvements témoins d’évènements objectivement insignifiants dans le grand ordre des choses, mais qui révèlent un nouvel intérêt sous les yeux avisés de ces deux musiciens hors pairs. Ça m’évoque le meilleur de l’ambient à la japonaise, et son souci d’enregistrer et d’exposer l’invisible dans une démarche wabi-sabi si splendide à traduire musicalement.

04/11 COH Meets Abul Mogard – COH Meets Abul Mogard [Houndstooth]

Après une décennie de mystère sur son identité, voici la première sortie à nommer clairement qui se situe derrière Abul Mogard. Mais COH Meets Abul Mogard n’est pas cité pour ce retournement de situation (pas vraiment surprenant après presque deux ans à jouer en live de plus en plus visible de ses spectateurs, et des sons bien trop léchées pour être celles d’un ancien travailleur de l’industrie métallurgique sans connaissances musicales). La richesse de composition que l’on connaît de Guido Zen, pleine d’instabilité et de textures analogiques, modulées à merveille par la science patchée de Ivan Pavlov. Une collaboration où Abul Mogard devient stochastiquement rythmé, ou bien là où COH se permet d’être stratosphériquement abrasif. Ça m’évoque parfois Light Pipe de M. Geddes Gengras, dans ses longueurs nécessaires et ses arpèges extraterrestres, propulsant l’imaginaire au-dessus du monde et juste en-dessous du cosmos. Cet équilibre est là aussi atteint entre les deux artistes, marchant en suspension entre légèreté et destructuration, comme je n’en attendais pas autant initialement.

04/11 JK Flesh – Sewer Bait [Pressure]

Le grand manitou de la musique industrielle de Birmingham revient avec un LP encore plus sale et corrompu que d’habitude. Les basses fréquences donnent la sensation de s’enfoncer lentement dans du tarmac fondu, avec comme seul sentiment suspendu la certitude que l’on va finir par s’y noyer de la manière la plus horrible. Dans le doute, les contre-pieds rythmiques viennent cisailler les doigts et écorcher la peau pour être sûrs que vous ne sortirez plus le nez de ce bain de goudron. Une techno infectée et dissonante lente à en crever, et donc forcément plus agressive et insidieuse que jamais. Sewer Bait, ou une véritable arme de destruction massive pour les pavillons. À écouter très, très fort.

04/11 Junk DNA – Kopk Kopa [Helen Scarsdale Agency]

Ensemble Economique qui fait de l’indus rouillé jusqu’à la moelle, ça existe ? Oui, et ça s’appelle Junk DNA. Murailles glissantes de sons corrodés, longueurs dérangeantes à glacer le sang, basses fréquences qui entrent en résonance avec le péristaltisme intestinal et autres crispations ultrasoniques pour éviter de se sentir trop à l’aise dans ce microcosme en implosion, ce dark ambient aux reflets métalliques usés touche au plus profond de tout un chacun. Kopk Kopa, c’est une braise qui ne s’éteint jamais au creux de la main, et brûle lentement le derme jusqu’à ce qu’on ne sente plus rien d’autre qu’un membre fantôme qui nous fait souffrir éternellement. Un album qui prend la forme de la punition de Sysyphe, obligé de réitérer sa tâche infiniment à peine son but atteint, dans une peine éternelle. Et pourtant, on se prend au jeu de Junk DNA à vouloir relancer l’album en boucle dès qu’il est terminé. Ou peut-être qu’on ne se rend pas compte que nous sommes déjà pris au piège après avoir réalisé qu’on en est à la troisième répétition de ce collage sonore démoniaque. Glaçant.

04/11 Sawako – Stella Epoca [12k]

Le vol ralenti des insectes dans les champs de blé. Chaque vague de chaleur qui oscille au-dessus d’un patio jauni par la poussière. Le va-et-vient délicat de la brise dans les feuilles des cerisiers chargés de fruits mûrs. Les mouvements aléatoires des cumulus qui se croisent puis se séparent en formant des images éphémères dans les cieux bleus. Les vols décomposés d’échassiers au-dessus des restes d’un lac bordant notre petite maison de campagne. Une musique ambient évidente d’été appelant à la paresse et à la contemplation, si minimaliste dans sa forme et pourtant remplie de détails pour qui sait tendre l’oreille. Et les minutes suspendues que nous offre Sawako sont justement là pour servir ce but si simple et si noble : apprendre à prendre le temps.

04/11 Seabuckthorn – Of No Such Place [Laaps]

Je l’avoue, je n’ai jamais vraiment creusé la discographie d’Andy Cartwright, alors même que mes collègues en faisaient déjà les louanges il y a plusieurs années. Mais une sortie chez Laaps, ça ne se rate pas, et j’en profite pour tomber dans le vortex de sa discographie faite de la guitare que j’aime, électrique et jouée autrement que de la manière prévue. Archets acoustiques ou électroniques, drones infinis et mélodies circulaires, on frôle des sonorités modern classical sans renier la distorsion inhérente à une utilisation si particulière de l’instrument. Ça me renvoie un peu à The Inward Circles, et son exploration mouvementée de tourbières écossaises en proie aux éléments. Ou les multiples expositions photosonores de Simon Scott des mêmes paysages, à la fois impitoyables et délicats, inarrêtables et rassurants. Sûrement le côté folk distant qui semble vouloir nous ramener chez nous, au coin du feu.

04/11 Solar Fields – Formations [Sidereal]

Ourdom m’avait laissé sur ma faim avec ses sonorités trop chromées en 2018, mais Origin # 03, malgré son idée originale de pot-pourri de plein de trucs pas sortis auparavant, laissait présager que le suédois n’abandonnait pas le downtempo qui lui réussit le mieux l’année suivante. Composé pour être écouté dans l’ordre qui nous plaît, Formations renoue avec les rythmes lents que Solar Fields a depuis si longtemps faits siens, déjà à l’époque d’Ultimae Records, mais revient aussi aux textures abrasives et incertaines qui donnent leur épaisseur à son univers coloré. Chaque morceau est d’une richesse folle, on ne s’ennuie pas un seul instant dans ces paysages kaléidoscopiques aux mille et une couleurs changeantes, étirés entre multi-instruments acoustiques et arpèges synthétiques farouches, dans un équilibre global qui me rappelle ce que j’ai toujours le plus aimé chez Magnus Birgersson. Animals ou Desolation sont un des meilleurs exemples de cette scène scandinave capable de créer des planètes entières à partir de quelques échantillons sonores, et autant de voyages inoubliables au bout de la réalité.

04/11 Vaal – Love Reversed [Bedouin Records]

Aux confins du trip-hop sans parole, de la dreampop cauchemardée et de l’electronica moins généraliste que le terme ne le laisse entendre, assaisonné d’un soupçon de jungle et de techno en touche finale, Love Reversed se place en marge d’à peu près toutes les étiquettes qu’on pourrait lui coller. Ou peut-être bien que cet album se trouve au centre de tout ce qu’on pourrait écouter individuellement aussi. Cette chimère musicale s’installe donc de manière intéressante et originale dans le catalogue de Bedouin Records, offrant un regard panoramique sur plein de choses que l’on associe peu entre elles, et qui fonctionnent pourtant sacrément bien ensemble. C’est futuriste, kaléidoscopique et jubilatoire, parfois à la limite de l’épileptique, mais la crise est évitée dès qu’on croit ne pas pouvoir revenir en arrière. Les couleurs se créent, se mélangent et s’intègrent dans un objet aux coulisses clair-obscures particulièrement pertinentes en ces temps comptant pour rien.

11/11 Kazuya Matsumoto – Mujo [Spekk]

J’en parlais plus haut avec Arovane et Taylor Deupree, de cette magie si propre à l’ambient japonais. Pas étonnant qu’on la retrouve sur Spekk du coup, avec un double album qui n’en paraît que plus court. À la limite du field recording si on ne devinait pas les incursions percussives de Kazuya Matsumoto, Mujo est le genre de pureté créative qui me fascine dans la retenue nipponne de cette musique. À l’image de la couverture, l’ensemble sonne très froid de prime abord, mais on se sent pourtant à l’aise dans ces endroits éloignés de tout, car protégés par une mince séparation de l’environnement intouché qui nous entoure. Les vagues de bruit blanc rafraîchissent l’épiderme comme une giboulée de mars, ou peuvent réchauffer le cœur tel le ressac estival de l’océan. À nous de choisir dans quel paradigme se réfugier avec ce splendide objet musical.

15/11 Skrika – Soludenia [Cryo Chamber]

C’est vraiment pas souvent, depuis des années, que je peux parler de Cryo Chamber avec surprise. Pourtant, Soludenia se pose là sans prévenir, probablement car il est arrivé en concomitance d’une de mes claques vidéo-ludiques de l’année du nom de Scorn. De la pochette à l’histoire (même si c’est souvent rédhibitoire pour moi en musique) derrière l’album, bien sûr jusqu’aux sons de Skrika, tout me rappelle les univers biomécaniques de Hans Ruedi Giger corrompus par les visions pastel très déformées du monde à la Zdzisław Beksiński. Quelque chose de post-humain et de dangereux, dont les voix angéliques aux airs de sirènes futuristes sont tout aussi trompeuses que leurs ancêtres mythologiques. Du dark ambient en animation suspendue qui tranche enfin avec la majorité du catalogue du label, il était temps.

25/11 Franck Vigroux – Magnetoscope [Raster]

On dit parfois que le futur c’est maintenant, mais le passé aussi peut l’être. Les années 80 vues par le prisme de Franck Vigroux, ça donne Magnetoscope. Il y a quelque chose de très Carpenter-ien et Tron + Blade Runner-esque dans les textures agressives et instables du français, qui donnent la sensation de vivre l’avenir vu comme il y a 40 ans. Des néons partout, des voitures qui volent peut-être, mais surtout des dystopies rampantes et tout ce dont on pouvait avoir peur à l’époque qui se condensent dans 11 chapitres comme seul Vigroux sait les rendre. Toujours la même maestria du contraste pour l’artiste, entre segments frontaux (VHS, Station to Station) et déambulations bien plus tendues et contenues (L.A., Stream), le tout à nouveau sublimé par la production impeccable que l’on peut attendre de Raster. Cinématiquement froid, juste comme on l’aime au petit-déjeuner.

25/11 Snowdrops – Missing Islands [Injazero Records]

Le duo devenu trio poursuit sa vision d’un modern classical singulier défiant les étiquettes. Piano, synthés et ondes Martenot rencontrent le violon d’Anne Irène-Kempf pour prolonger et sublimer Snowdrops avec sa capacité à briser les frontières temporelles sans effort. La pluie tombe légèrement avec sa capacité fascinante à régénérer l’âme, le mouvement chaotique des nuages dessine des paréidolies menaçantes que l’on s’attelle à combattre à coups de foudre explosifs et autres réverbérations du tonnerre punitives. Les mélopées dessinent de nouveaux horizons vierges dans le vide créé derrière la bataille, prêts à accueillir un renouveau pour les emplir d’extase et de vie à un niveau tout à fait personnel. Une histoire d’échelle variable et de sentiments exhaustifs.

30/11 Plastre – Fatigue de la Lumière [Santé Records]

Paulie Jan devient Plastre, et produit un mix entre Roly Porter, Aphex Twin et Yair Elazar Glotman qui surpoutre ta maman. C’est vaste et organique, industriel et touchant, instable et délicieusement dangereux. La menace rampante de That Round Mirror n’attend que de vous injecter son venin après une morsure à la cheville. La jungle dopée aux excitants illégaux de Drancy vous mettra la tête dans le fondement en un tour de main. Les amplitudes de Géante Rouge ou 5-HT2A risquent de provoquer des ptoses d’organes digestifs, mais c’est votre problème. Finish en apoptose avec les drones en bruits marrons du titre éponyme. Seul reproche : c’est trop court, mais des espions semblent rapporter que c’est voulu, vu qu’une suite spirituelle de Fatigue de la Lumière paraîtra l’année prochaine. Et tout cela ne nous dit pas pourquoi il y a un poisson pané sur la pochette.

02/12 Ryoji Ikeda – Ultratronics [Noton]

Après une dizaine d’années à publier la musique d’installations, pas forcément transcendantes quand on est hors-contexte, je dois dire que je n’attendais pas grand-chose de ce Ultratronics, surtout en me remémorant dataplex ou Supercodex à l’époque de Raster-Noton. Qu’est-ce que je suis content que l’on me donne tort de cette manière magistrale. Si sur le papier, on pourrait assimiler cet album à un semi-hommage à ses pairs Mika Vainio et Carsten Nicolai doublé d’un raclage de fonds de tiroirs, plusieurs écoutes attentives (nécessaires avec une musique si riche en amplitudes et détails intrinsèques) lui donneront la place qu’il mérite réellement, à savoir une forme de rétrospective sur ce que le japonais nous offre depuis plus de deux décennies. J’y verrais bien des réminiscences des collaborations entre Alva Noto et la voix monocorde d’Anne-James Chaton sur Ultratronics 04 et Ultratronics 07, ou un rappel aux textures électriques calibrées de Vainio sur Ultratronics 09, mais la précision chirurgicale de chaque morceau et les voix robotiques plus ou moins intelligibles ne trompent pas, c’est bien face à une galette complète de Ryoji Ikeda que l’on fait face, le genre qui nettoie les sinus en vous soufflant du sable dedans, et vous direz probablement merci après. En faisant gaffe, vous vous retrouverez même à dodeliner de la tête sur le groove bien gras d’Ultratronics 07, où à vous imaginer dix ans dans le futur en écoutant le tube Ultratronics 01. Une des très grosses sorties de cette année.

05/12 Ben Frost – Broken Spectre [The Vinyl Factory]

Bon, je vous préviens, on n’est pas sur du By the Throat ou The Centre Cannot Hold, mais j’ai toujours accroché au field recording, donc Broken Spectre à de quoi me toucher un peu plus que la moyenne. Je retrouve, dans cette bande son documentant la destruction de la forêt amazonienne, la patte lourde et assez pessimiste de Ben Frost, brisant la réalité, surtout dans certains morceaux comme The Burning World ou A Guide to Virtual Death. On y détecte toujours sa culpabilité qui, après les influences politiques sur son LP de 2017, viennent titiller notre faute à préserver la nature qui nous accueille, et le prix que l’on payera d’ici peu pour notre manque d’investissement. La qualité du matos utilisé pour enregistrer donne un sentiment surnaturel à l’ensemble de l’album, menaçant au possible. Il y a quelques longueurs indéniables, mais je pense que ça vient du fait que Broken Spectre est un objet qui n’est pas sensé fonctionner seul, bien mieux associé et intégré en voyant les images traumatiques filmées par Richard Mosse. N’empêche que pour moi, ça marche. En attendant Vakning en mars 2023.

05/12 Jim Haynes – Turbulence [Verlautbarung]

Le texte de promotion de Turbulence est probablement le meilleur résumé que l’on pourrait faire de Jim Haynes : brûlures électriques, vibrations de matières jusqu’au point de rupture, métaux corrodés frottés les uns contre les autres… La nature brutaliste, froide et profondément corrompue de l’américain est la quintessence du déclin sur le versant industriel des sonorités. Les deux parpaings de 20 minutes chacun sont ici inarrêtables et impitoyables, avec de rares instants de calme qui ne serviront qu’à vous rouiller plus facilement jusqu’à la moelle osseuse lorsque les falaises de contraste se manifesteront à nouveau à l’horizon. C’est d’une puissance comme peu d’artistes peuvent prétendre la manipuler, et la pression négative que vous ressentirez lorsque que les deux faces de cet album seront terminées ne feront qu’en renforcer la victoire sur votre corps. Une expérience sur les limites physiques des matériaux sans compromis.

07/12 Lauge & Aes Dana – Terrene [Ultimae Records]

Encore une réussite du français, dont la science du sound design se conjugue dans les strates mélodiques supplémentaires du danois Lauge. Une aventure électronique dans le plus pur style du label lyonnais, à la musique qui semble plus panoramique à chaque nouvelle sortie. Le mastering n’y est certainement pas pour rien, laissant respirer des sons pourtant intriqués avec complexité les uns dans les autres, et respirant pourtant avec une facilité déconcertante. C’est d’ailleurs des images de vents intercontinentaux et de montagnes millénaires qui viennent directement en tête en écoutant Terrene, aux réfractions à la fois minérales et aériennes qui transportent leur public loin du stress du quotidien. Un indispensable de cette année qui sait varier intelligemment les atmosphères et les rythmes pour laisser le potentiel ennui d’un album de 75 minutes très loin sur les berges du jugement, avec une paire de moments riches en amplitudes très (trop ? ) surprenantes dans Omrids ou Terrene Part 2. Et je dis ça sans céder au fanboyisme bien sûr (spoiler : c’est trop tard).

09/12 Fields We Found – Trust [Home Normal]

Des courants d’eau qui planent au-dessus de leurs lits originels. Les alizées emplissant à leurs tours les méandres autrefois habités par des détours aquatiques. Un soleil qui rafraîchit l’épiderme, avant de céder sa place à une chaleur sélénique. Les grains de sable rebroussant chemin dans leur sablier, les espaces ruraux se rapprochant si près de l’océan que l’on peut y entendre le ressac des vagues indolores. Tout est pris à contre-courant dans ce Trust à la délicatesse et la simplicité à toute épreuve, associant des paires aux origines antagonistes pour former des ensembles fonctionnant pourtant mieux lorsqu’ils finissent par se rencontrer. Du pur Home Normal en somme : délicat, impromptu et touchant. De l’amour de proximité en bandes de moins d’un pouce de largeur.

09/12 Sorcery – Discrete Optimization [ara]

Rien à redire, la techno asymétrique du percussioniste Sorcery frappe encore juste et fort. Forme industrielle, fond tribal, entre-deux psychédélico-organique, les six étapes de Discrete Optimization enferment dans une célébration primale qui a lieu en sous-sol bétonné. Les averses de pads carrés stochastiques ne ternissent pas face aux déluges rythmiques, et donnent la sensation de participer à une incantation païenne en territoires brutalistes. Murs qui tremblent, lumières épileptiques, odeurs de caoutchouc brûlé, on a un combo parfait pour un set de fin de nuit au Trésor. Le genre de techno qui pense définitivement en avant, et trouve une belle place dans le catalogue futuriste d’ara.

16/12 bvdub & Netherworld – Equilibrium [Glacial Movements Records]

Il est surprenant que cette collaboration soit la première entre les deux artistes, bien que bvdub publie depuis longtemps sur Glacial Movements Records. Equilibrium arrive donc à point en ce début d’hiver, balançant deux univers sonores très éloignés sur le papier, mais qui fonctionnent à merveille en réalité. Les panoramas expansifs, ravageurs et maximalistes de l’américain se reflètent dans l’imaginaire bien plus contenu, froid et réduit d’Alessandro Tedeschi ; il serait presque évident de deviner les contributions de chacun d’entre eux aux quatre compositions kilométriques dans un style tout à fait bvdub-ien, mais l’on se rend compte que brouiller les frontières entre les artistes n’est pas toujours une nécessité pour réaliser une belle association. bvdub et Netherworld, c’est la rencontre du jour éclatant et de la nuit sans pollution lumineuse. De la mélodie poussant à la catharsis et de la retenue nous évitant d’exploser en photons de haute énergie. Des cris du cœur et des désirs de l’esprit. De la voix expressive du sang et des strates de mélatonine boréales. Un voyage sur le fil, en équilibre évident entre deux maîtres de l’ambient dans leurs propres paradigmes. Ciel que c’est beau.

16/12 Camilla Pisani – Phant[as] [Aesthetical]

Produit des angoisses humaines les plus actuelles comme les plus anciennes, Phant[as] joue avec ces sentiments universellement compris, car partagés dès la naissance. Les relents fantasmagoriques ne servent qu’à détourner l’attention de la réalité, celle où toutes ces peurs sont désormais quotidiennes et de plus en plus fortes. Tellement qu’on en vient à les accepter comme une partie normale de la vie, tellement qu’on en oublie de lutter contre pour s’extraire du miasme dans lequel elles nous emprisonnent. Une zone de confort trouvée dans un no man’s land existentiel, car c’est en la reconnaissant que l’on peut peut-être se donner l’impulsion de sortir de cette zone grise.

Dotflac

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