L’histoire derrière ce travail est une parfaite porte d’entrée vers son cœur. Composée par Ian William Craig pour illustrer un jeu vidéo indépendant du nom de Magnesium_173, sa bande son a traversé plusieurs vies intimement liées les unes aux autres pour accoucher du produit final. Initialement prévu pour 2018, le développement de l’objet vidéoludique a été retardé plusieurs fois, avortant la parution en parallèle de sa musique, qui a à l’époque donné naissance au LP Thresholder. Puis une sombre histoire de vol de matériel a forcé entre temps l’artiste à récupérer des miettes de ses compositions, seconde tentative de bande sonore, et à en repenser les itérations plus tardives, dans un projet tendu entre souvenirs de ce qui avait déjà été créé et impulsions créatives pour leur redonner un nouveau sens. Un manque évident de chance, pourraient dire certains. Une mise en abyme de la sérendipité, répondraient d’autres. Explications.
Juste pour en tracer les grandes lignes, Magnesium_173 est un puzzle game où l’on incarne une particule devant résoudre progressivement des niveaux de plus en plus complexes, grâce à l’inclusion constante de nouvelles mécaniques de jeu. Sans rentrer dans les détails, ce qui ressort le plus fortement de cette expérience est une réflexion permanente sur la nature des choix et leurs conséquences, mais aussi sur la remise en cause de notre considération du temps comme une dimension explorable plutôt que linéaire, constante et unidirectionnelle. Bon soit, c’est déjà détaillé, mais c’est important d’exprimer ces idées pour les intégrer à la musique de Ian William Craig et les évènements cités plus haut : les chaos de l’existence ont fait diverger les chemins bien tracés que devait emprunter Music for Magnesium_173, et sans ces aléas du direct, le résultat présenté aujourd’hui serait radicalement différent. Un parcours tracé par les choix auxquels le canadien a fait face, en connaissance de chaque issue pour définir la meilleure direction à prendre. Le jeu a du retard ? J’attends indéfiniment (presque trois ans entre Thresholder et la sortie du jeu au final) ou publie un album inspiré par ses notions en marge du projet. On m’ôte le fruit de mon travail ? Je me morfonds sur l’injustice de la vie ou repars de plus belle avec ce que j’ai appris et que personne ne peut me retirer. J’ai une idée précise de ce que je veux écrire ? Le matériel que j’utilise fonctionne avec sa propre entropie mécanique, et va forcément distordre d’une façon ou d’une autre ce que je vais enregistrer, donc j’accueille la bande magnétique ou l’écarte, au prix d’un hasard à la beauté fabuleuse. Comment vont se répercuter les évènements que je traverserai sur mes idées ? En mal si je ne tolère pas le changement, en bien si j’accepte de me placer dans le sens du courant plutôt que face à lui.
Tant de questions et de concepts profonds qui vont perméer Music for Magnesium_173, dont la nature même de bande sonore a modifié la manière de Craig d’aborder l’écriture, essentiellement dans le fait que la musique doit fonctionner avec l’action d’un joueur. Ce qui implique une certaine retenue pour ne pas le distraire de trop, en particulier sur un jeu de réflexion. Pour répondre à cela, les voix sont ici essentiellement utilisées comme vocalises, mélopées éthérées transperçant l’âme sans avoir besoin de mots réclamant trop d’attention (et de restriction de sens, comme je le pense beaucoup de musiques à texte, à quelques exceptions près). Durant 78 minutes, les rares mots devinés sont murmurés dans des mélodies lacrymales, réverbérés dans l’infini atomique, perdus dans la distorsion harmonique naturelle des bandes magnétiques, support fragile dont l’intégrité transiente arrive toujours à transcender ses passagers sonores vers l’intemporalité. Une forme de pureté émane de chacune des compositions, où la voix habitée d’Ian William Craig trouve un réceptacle idéal dans la mélancolie intrinsèque de ses outils de composition, et aussi dans l’objet pour lequel l’album a été écrit, au fond réflexif sur le principe de causalité et la remise en question de notre compréhension du choix, bien moins binaire qu’on ne nous l’apprend. En témoignent certains morceaux qui utilisent des arpèges stochastiques sur synthétiseurs modulaires, nouveauté bienvenue car jamais trop en avant dans des œuvres et une carrière où le travail humain est si important, mais ajoutant une couche inédite à cette musique de l’inconscient. Difficile de faire une sélection de morceaux à mettre en avant, l’ensemble de Music for Magnesium_173 est d’une qualité constante et d’une cohérence exemplaire, ce qui n’est pas peu dire pour une expérience d’écoute aussi longue.
J’oserai le dire : je pense même que Music for Magnesium_173 est son meilleur travail. Non pas que les proses de Craig ne me touchent pas habituellement, bien au contraire. Mais les vocalises nébuleuses renforcent l’aspect fantomatique et insaisissable que sa musique a toujours eu, pour le meilleur. Et elle se complémente parfaitement dans le jeu vidéo qu’elle illustre, là aussi pour le meilleur. Sans sérendipité, nous n’aurions jamais pu en profiter ; il fallait connaître les différents croisements et sorties de cette épopée pour en tirer le meilleur, voire en associer plusieurs embranchements afin de terminer avec un résultat qui vaut plus que la somme de ses parties. Une musique quantique, en quelque sorte.
Un très beau double vinyle abordable est disponible sur la page de l’artiste, sublimant à sa manière ses boucles magnétiques. Le digital en 24/96 aussi, bien sûr, parce que le turfu c’est maintenant.
Dotflac
Tartine de contrebasse 