Noirceur, froideur, sonorités métalliques, déshumanisation, ouais, on en bouffe, encore et encore, à chaque chronique d’un album de musique dite «underground». Ok, on aime ça aussi, mais c’est peut-être également parce qu’on est dans une époque où les musiques électroniques deviennent plus sombres et tristes, et délaissent un peu de leur fantaisie pour se faire les porte-paroles du monde en déliquescence et pourrissant dans lequel nous vivons bla bla blah. Et pourtant, l’écoute d’un album qui réussit à ce point à nous faire voir cela, à provoquer ces images, ces sentiments, et de façon tellement évidente, est devenue aussi rare qu’un bon breakcore à sept temps depuis Venetian Snares.
Pourquoi Oyaarss y arrive-t-il si bien ? (Mais non, je ne parle pas de breakcore à sept temps, vous suivez rien. Je parle de la déliquescence du monde, c’est important, bordel.) Les mauvaises langues diront que c’est uniquement parce qu’il est passé entre les mains magiciennes d’Angelos Liaros a.k.a . Mobthrow, expert ès fin du monde. Non pas ! Bien que le mastering du maître apporte incontestablement une valeur ajoutée à l’œuvre du Letton (comparez donc avec Bads, son premier album), il existe à la base une maitrise et une inspiration certaines.
Il suffit pour s’en convaincre de lancer la galette et d’accepter avec résignation le premier titre éponyme «Smaida Greizi Nakamiba» (oui, ceci est du letton). Tour de force que de nous servir d’entrée de jeu un morceau long, qui sert à lui seul d’introduction et de développement. Nommer son album à partir d’un morceau n’est pas sans conséquences, et le risque est que l’album se résume à cela. Alors quand en plus il s’agit du premier morceau, d’aucuns auraient tendance à avoir peur que le reste ne suive pas, et donc à ne pas aller plus loin. Que nenni ! Oyaarss nous tient jusqu’au bout. C’est un peu comme s’il nous avait dit: «Viens mon petit, assied-toi tranquillement par terre, ouvre ta fenêtre, laisse le froid annexer ton espace sonore, et écoute bien.»
Beats horizontaux
Il y a dans cet album un certain éloge de la lenteur, de la musique lancinante, qui traîne et s’étire. Et qui donne à la violence ambiante l’impression d’être subie plus que provoquée. On retrouve une évidente dichotomie entre les basses et les beats gras – gras, mais comme usés et mal entretenus – et étalés, vecteurs du mal-être, de la froideur et de l’implacable de cette œuvre, et les voix, les synthés, la guitare, enfin toutes ces petites choses dont Oyaarss sait s’entourer pour donner à ses morceaux une humanité reliquaire. «Bads esmu esi» est l’exemple parfait de ce reste d’humanité qui essaie désespérément de survivre aux assauts répétés des basses industrielles, étouffées mais omniprésentes, elles-mêmes étouffant la voix. Plutôt que de nous asséner des beats clairs, aiguisés, tranchants, Oyaarss insuffle à ses basses et à ses beats une dimension horizontale. Comme si l’arrivée de chacun d’entre eux n’était pas un coup précis porté à l’auditeur, mais une émergence de la structure dans laquelle s’inscrit et se développe sa musique, l’architecture même du son. Une violence intrinsèque, subie, plutôt qu’un déchainement propre au compositeur. Si pour certains la nature, la vitesse et l’enchainement de la rythmique sert un propos très personnel et humain (on pense à Enduser et son Even Weight), alors pour Oyaarss, celle-ci semble plutôt une condition au préalable de l’environnement dans lequel l’artiste se déploie. Quelque chose d’imposé, de structurant, d’étouffant, dans lequel et malgré quoi il doit tout de même insuffler ses humeurs, son humanité. Comme le froid auquel il se réfère sans cesse est une condition subie plutôt qu’un choix.
On imagine cette contrainte issue de son expérience personnelle, on imagine l’image de son environnement à lui, ce petit pays froid, laissé pour compte de la chute de l’URSS, avec sur les épaules un héritage qui le dépasse et qui pourrit lentement, en imprimant sa marque inéluctable au territoire, sans possibilité de s’en défaire. Il faut alors se construire, se reconstruire avec, sur cette base noire et profonde. Et c’est exactement ce qui se passe à l’écoute de cet album : Oyaarss insuffle de la vie, malgré tout pourrait-on dire, et quand les basses se taisent (ce qui n’est pas si évident à faire, finalement), le Letton laisse courir sur ses terres désolées une petite chaleur fugace qui sait s’accorder avec le froid et la désolation. Des humeurs apparaissent, tristesse, nostalgie, mais peut-être, aussi, un poil d’espoir, à entendre la voix sur «Bads esmu esi».
Leçon de survie
Si le premier album de Mobthrow est une ode à la fin du monde en elle-même, à la destruction, à la pourriture, et au grandiose de la chose, alors Smaida Greizi Nakamiba est une ode à la persistance infime de la vie. Une leçon de survie en territoire hostile, en intégrant pleinement les contraintes et la nécessité de faire avec cet environnement désolé. C’est une métaphore, bien sûr, et peut-être que cet album n’est pas ce produit d’une jeunesse balte post-soviétique que nous croyons entendre. Mais lorsqu’on voit sa pochette, on se dit que la réalité du Letton n’est parfois pas très loin de ce qu’il nous inspire. Et quelle meilleure image que celle-ci, cette vue aux couleurs chaudes, attirantes, vivantes, et pourtant peuplée uniquement de bâtiments branlants et eux-mêmes sans vie ?
Pour nous livrer sa vision, Oyaarss met à son service une diversité d’outils et de styles qui impressionne, de l’indus lente et lancinante du premier morceau jusqu’au drone-ambient de «Lidojums pari mijkreslim», en passant par les rythmiques dubstep crades et pénétrantes de «Laimigas Beigas», qui rappellent immanquablement Scorn (mais qui surtout nous mettent en joie en s’écrasant sur le «Cantus in memoriam Benjamin Britten» de son génial voisin estonien Arvo Pärt, compositeur émérite de musique minimaliste). Le panel de sons est plus que large, les nuances sont hallucinantes, les rythmiques désespérées, subies, et qui pourtant savent s’effriter au moment opportun, sans non plus tomber dans le glitch et la destructuration à outrance. Oyaarss trouve un équilibre instable, mais tenace, entre le calme et la tempête, entre l’implacable et la divagation de l’oreille, l’avance libre, lors des moments de repos. Les morceaux sont longs et fouillés, allant chacun au bout de leur message, sans écœurement, sans redondance. Bien que chacun ait son ambiance propre et une existence bien définie, il en ressort un album d’une cohérence magistrale, qu’on ne peut qu’écouter de bout en bout.
Avec Bads, Oyaarss nous avait laissé entrevoir un talent certain, mais trop souvent entaché sur ce premier album par des choix difficiles à soutenir, et des approximations couteuses pour l’oreille. Smaida Greizi Nakamiba est l’éclosion complète d’une identité propre et d’une vision de la musique électronique, lancinante et froide, d’une indéniable qualité. Et qui, à mon avis, prendra tout son sens sous le béton glacé du Berghain, un certain jour de fin du monde…
Ehoarn et Colin
En cadeau, un petit sampler de l’album remixé par Oyaarss himself :
Ainsi que la soirée « fin du monde » qu’Ad Noiseam nous prépare.
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