Je sais bien que vous, lectrices et lecteurs fidèles de nos tartines, n’avez nullement besoin que je ressorte le dossier Subtext des archives pour savoir de quoi l’on parle. Pour les autres qui navigueraient encore en eaux troubles, on résumera l’affaire à une des crèmes de la musique dite « expérimentale », pesant dans le game avec des furieux mélangeant les genres comme Emptyset, Roly Porter ou Eric Holm, et étalant un catalogue (presque) entièrement indispensable. IN-DIS-PEN-SA-BLE. Je déconne pas. Celui qu’il ne faudrait pas oublier et qui va nous intéresser aujourd’hui, c’est Paul Jebanasam, déjà responsable en 2013 d’un Rites qui avait couler de l’encre parmi les gens qui savent, mais dont le potentiel intrinsèque n’avait pas réussi à m’atteindre plus que ça (et c’est pas faute d’avoir essayé, j’ai vraiment envie de croire en cet album). Qu’importe, l’annonce de Continuum cette année m’a titillée comme n’importe quelle sortie Subtext ; sauf que là, c’est resté une des plus belles branlées que j’ai pu prendre depuis janvier. Et c’est forcément six mois plus tard qu’on en cause, mais je savais pas qu’on était connus pour notre ponctualité, donc on va faire semblant que personne a déjà écouté la galette du jour.
On glissera vite sur le dossier de presse, digne des meilleures descriptions d’œuvres d’art contemporain, pour attarder l’esprit non-biaisé par cette prose sur les 40 minutes de Continuum. Avant de lancer la musique, l’œil sera forcément attiré vers cette pochette illustrée par une photographie clinique du tokamak JET ; un indice du voyage qui nous attend au cœur des particules et au bout des doigts du temps, entre science balbutiante et fiction débridée. Car après une découverte en presque état de choc, les trois morceaux n’ont cessé de m’évoquer trois actes et un épilogue de l’inaccessible à portée d’oreilles, une histoire de la compression du Temps et de la communion avec les étoiles, du passé décomposé et des futurs alternatifs. Trois chapitres racontant le cosmos et ses évènements les plus remarquables : la genèse de l’Univers, son expansion impondérable et son effondrement cataclysmique, décrits comme des expériences de pensée dans des pistes aux titres imbuvables mélangeant formules pseudo-mathématiques et extraits épars d’une paire de vers du poète Walt Whitman.
L’entrée en matière sonnerait presque solennelle avec ses orgues si très vite, on ne se rendait compte que nous sommes en terrain inconnu, en train de nous élever vers des recoins spatiaux excessivement lointains, à mesure que l’on compte les années-lumière par millions. Le temps et l’espace semblent se rejoindre en point de fuite tandis que la lumière se fait de plus en plus aveuglante à mesure que l’on se rapproche de l’Origine, le vent des nucléons brûle près de nos oreilles à chaque poussée d’accélération, les éruptions de matière se manifestent à des intervalles se rapprochant inéluctablement, séparant sans ménagement les briques atomiques en poussière de particules élémentaires. Le premier quart d’heure, c’est se fracasser avec fougue contre le mur de Planck pour vivre l’hypothétique et devenir la singularité, ce rien primordial qui contient le tout présent.
On translate naturellement quelques milliards d’années plus tard, en plein processus d’expansion de l’Univers. Les échos distants d’un orage électromagnétique se perdent dans l’immensité qui nous accueille, mixant cordes ultra-texturées et marées de bruit blanc dans un hymne à l’infini. Les sons s’étouffent puis reprennent leur souffle en jouant à cache-cache avec les nébuleuses, des astres naissent et meurent sans savoir qu’ils s’éloignent imperceptiblement à chaque petite seconde qui passe. Le vide n’est cependant qu’une transition vers le final explosif de Continuum.
16 minutes nous embarquant vers notre dernier voyage, quand l’univers en soins palliatifs prépare son dernier spectacle avant de couper les projecteurs. On converge inéluctablement vers notre fin, ne luttant pas contre les forces qui nous entraînent vers le centre de gravité, n’ignorant pas les signes évidents d’un trépas imminent. Les flux de matière à haute énergie se percutent de plus en plus violemment à chaque itération, éclaboussant nos rétines de photons qui transpercent le corps et transfixent l’âme. Puis viennent les quatre minutes centrales de cette dernière pièce, ne laissant aucun répit à ses auditeurs et offrant là une des bastosses les plus dévastatrices qui sont passées par mes pavillons. Me sortez pas du Merzbow troglodyte ou du Kerridge sous speed en contre-argument, on dépasse pour moi le cadre purement acoustique de l’expression. C’est juste que ces quatre minutes là sont de celles qui vous retournent la tête et vous font imaginer des trucs que vous ne vous saviez même pas capables de produire. Une pure débauche d’énergie, vous crucifiant sur l’ultime autel du son à chaque blast, sans répit ni compromis. Chaque déflagration rapproche protons, neutrons et électrons dans un effondrement final créant un pont temporel entre le début de notre passé et la fin proche de ce futur. Puis les lumières éblouissantes font place aux ténèbres en un instant, après avoir éclaté dans un dernier souffle majestueux. Mais Big Bang, expansion et Big Crunch bénéficient d’un épilogue où résonnent des voix bien humaines, rappelant que toutes ces conjectures physiques ne regardent que des êtres vivant à la surface d’une poussière de poussière à l’échelle galactique. Une dimension plus concrète et teintée d’espoir conclut finalement Continuum, rassurant peut-être un peu les gens qui, comme moi, se couchaient en PLS dans cette fin destructrice et pensaient rester dans un noir absolu. En faisant un effort, on pourra légèrement soulever le voile de l’inconnu et y deviner la flamme vacillante d’un recommencement plutôt qu’une conclusion fermée, réalisant qu’il n’y a pas de monopole de l’existence et que la destruction n’est qu’un des nombreux prétextes à renaître.
N’en déplaise aux lecteurs perdus sur cette page et à ses détracteurs brandissant la grandiloquence et la prétention comme omniprésente dans Continuum, j’y verrai plutôt, à l’instar d’un certain Roly Porter et son Third Law sorti plus tôt cette année, un mélange avec de la grandeur et de l’ambition (certes légèrement démesurée). Car comme ce dernier, il faut franchir un peu les frontières du raisonnable pour penser offrir un album pareil (et écrire une chronique aussi dithyrambique). Et quand je dis un album pareil, je veux dire une buterie qui repousse certaines limites et redéfinit un peu la manière d’aborder ce style de musique. Loin d’être aussi abstrait qu’il ne le voudrait, Continuum ne plaira certainement pas à tout le monde, mais il doit être essayé au moins une fois car c’est une expérience acoustique et synesthésique hors du commun, surtout si vous avez la bonne idée d’en profiter sur casque et bonne installation pour être dans le feu de l’action.
Vous trouverez votre bonheur directement sur le site de Subtext, mais plusieurs retours d’auditeurs auront signalé une édition vinyle à la qualité plus que discutable. C’est pourquoi il vous reste le CD pour en profiter comme il se doit.
Dotflac
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