Ai-je besoin de vous présenter Tim Hecker ? Vous avez certainement déjà entendu ce qu’il a fait par le passé, volontairement ou non. Souvent vu à juste titre comme une des références de l’ambient tangent de ce nouveau millénaire, aux côtés d’autres gaziers tels Lawrence English ou un Ben Frost pour ne citer qu’eux, le nord-américain aime procéder à la déconstruction systématique des espaces sonores puis à leur reconstruction en collages faussement stochastiques, des mosaïques digitales brutales exacerbant paradoxalement leurs origines organiques. Ce paradoxe est la clé de ses travaux ; transcender ce qu’on pense connaître depuis toujours pour le redécouvrir entièrement, l’excitation du voyage associée au confort de la familiarité. De Haunt Me, Haunt Me Do It Again à Ravedeath, 1972, on ne s’y trompe pas, leurs océans bouillonnant d’une violence profonde s’inscrivent pourtant avec une beauté évidente et bouleversante dans les saillies instables qu’ils habitent et qu’on empreinte dans un besoin instinctif d’exotisme.
Avant de pénétrer Konoyo, il est cependant nécessaire de modérer ces propos par les deux dernières éditions de Hecker. D’abord Virgins en 2013, aux airs de transition entre un ancien et un nouvel horizon artistique, mais qui ne brûlait pas du même feu sacré que d’anciennes sorties (sauf Live Room, pouah). Animé d’un changement d’idées louable sur la forme, il manquait de focalisation et d’aboutissement sur le fond, le rendant finalement inégal avec un goût amer d’inachevé. Sur cette ligne directrice s’est invité Love Streams en 2016, continuité naturelle de l’élan donné par Virgins, dans le mauvais sens du terme. Au-delà du fait que les voix représentent rarement pour moi un point d’intérêt, je n’ai trouvé aucun morceau resplendissant, ni la même puissance ou inspiration intrinsèque qu’avant. Manquant de contraste et tout à fait oubliable, c’est le disque qui m’a vraiment fait dire « dommage », et me laisserait dubitatif sur les futurs travaux de Tim Hecker. L’annonce de Konoyo signant son retour sur Kranky, après le détour chez les fourre-tout de 4AD, a malgré tout attisé ma curiosité. Un retour sur son label historique précéderait un nouvel éclair de génie ?
La culture du paradoxe, elle se manifeste dès les premières secondes de This Life, quand les descentes achromatiques spectrales de hichikiri traversent notre champ de perception dans une mise en scène qui rappellerait sans les travestir des scènes de duel dans l’ouest américain du XIXème siècle. Une représentation très occidentale composée pour un ensemble de gagaku, ce genre de musique japonais accompagnant les rituels et les actes de l’empereur et de sa famille, qui démonte sans concession ce qu’on pourrait attendre des deux mondes pour les cumuler en un produit valant plus que la somme de ses parties. L’ensemble de l’œuvre respire la dissonance douceâtre mais expose une volonté farouche de la redresser en mélodies sans jamais réellement y parvenir. Met en avant les soubresauts électroniques et la science du rapiéçage extatique typiques du canadien, mais cherche dans ses amplitudes en dents de scie à y dénicher un plateau d’équilibre, aussi précaire soit-il, pour se raccrocher à un îlot de stabilité fictif. Plus qu’une culture du paradoxe, Konoyo est une quête de complémentarité, à la fois indispensable et vaine. La dualité entre sources acoustiques inhabituelles et procédés de traitement électronique éprouvés par un virtuose des VST, entre le patrimoine essentiellement solitaire de Hecker et son besoin récent et croissant de travailler en groupe ou de sortir de sa zone de confort en dirigeant un ensemble de musiciens (déjà expérimenté dans Love Streams et ses chœurs islandais). La dichotomie entre le malheur initial de perdre et se perdre, et l’euphorie dénichée plus loin que les attentes et les certitudes, un peu comme ce qui est arrivé entre 2016 et aujourd’hui finalement. Mis en parallèle avec la pochette de l’album, on pourrait presque croire que c’est un des messages que Tim Hecker souhaite transmettre, faisant table rase de manière destructrice des représentations que son public sollicite (exige ?) alors qu’elles appartiennent à un passé dont il est fatigué, puis en en récupérant les fragments éparpillés au sol pour appliquer sa magie créatrice tout en respectant son lourd héritage.
Évoquant le paradoxe et signifiant la complémentarité, Konoyo entraîne spontanément dans son inertie la progression. J’y vois la recherche du rétablissement d’une harmonie hypothétique, voire utopique pour contrer sa douloureuse poésie qui donne la sensation intime d’avoir quitté son pays natal désormais aride et stérile sans avoir trouvé de nouvel endroit où s’installer durablement. Une suspension éphémère et périlleuse de l’esprit vulnérable entre deux rivages de lumière irradiante. Une musique accablante faite d’échecs et de chutes vertigineuses, mais insufflatrice d’espoirs fous et d’éternité engourdie. Réservé essentiellement à la cour impériale, le gagaku est par nature un genre musical intimement lié aux frontières sociales, mais aussi mystiques quand il est joué pour un individu entre la vie et la mort, entre deux étapes transversales de l’existence. Et c’est sûrement là que nous mène Konoyo, « notre monde », en une interprétation moderne d’un rituel pour une âme errante hésitant entre la lumière et les ténèbres qui s’offrent à lui vers anoyo, « le monde au-delà ». Une réflexion poussée à la fois par des échanges sur le concept d’espaces négatifs entre le musicien et un ami proche décédé peu de temps après, et à la fois par une densité sonore plus faible que d’ordinaire pour Tim Hecker, mais mettant en avant d’autres éléments plus subtils comme les silences en opposition aux superpositions chancelantes des instruments traditionnels japonais (ou non), cassant les habituels dénivelés de textures en ébullition pour nous surprendre avec une dynamique exceptionnelle. Des mélodies au bord de l’apoptose de This Life à la bipolarité des ambiances de Keyed Out, ou la majesté lacrymale de In Mother Earth Phase avec ses staccatos anagogiques éclatés doublés de lignes de violoncelles inattendues, et donc forcément géniales, on nous demande sans mots de se délaisser de tout élément accessoire, matériel ou spirituel, en traversant vers anoyo, pour décider en face du gouffre de la voie qui nous guidera hors de notre référentiel. Across to Anoyo nous laissera cependant sans réponse, imposant aux derniers instants déchirants du morceau de s’étirer dans les infinis pour nous suspendre dans un flottement cristallisé en une interrogation : avons-nous la force d’atteindre notre but, par-delà les épais océans de béatitude sombre et de tragédie éclatante que l’on a survolés ? Et que trouverons-nous derrière le voile qui s’agite avec grâce dans ces paysages sonores en ruines ?
Konoyo propose temporairement un cycle, terminant son final par les mêmes sonorités de hichikiri que le début de This Life pour temporiser la réflexion et digérer la sublime épreuve servie par Tim Hecker. Derrière une catharsis de douleur et de tristesse évidente, on devinera malgré tout des notes de félicité et de folie communicatives balançant le propos tourmenté de l’album, dans ce besoin inné d’harmonie dans la tempête. Même si mon petit regret est que la mélancolie silencieuse de Is a Rose Petal of the Dying Crimson Light soit définitivement sous-exploitée, Konoyo est le bijou de composition que j’attends depuis Ravedeath, 1972, fidèle à ses origines tout en étant résolument tourné vers l’avenir. Seul lui nous dira le chemin que l’artiste aura choisi d’arpenter, mais s’il est fait du même bois que cette édition, le canadien n’aura alors décidément pas fini de nous surprendre.
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