Hardcore et breakcore sont sur un bateau

Voila maintenant plus de dix ans qu’Ad Noiseam trace sa route à travers les électros. On se souvient bien de l’avoir senti passer l’année dernière, à l’occasion d’une soirée mémorable, dans un Batofar déjà trop petit pour l’envergure du label. Cette année, la soirée s’annonçait également homérique. Une soirée comme il y en a rarement pour ces genres musicaux dans notre bonne vieille capitale hexagonale, plus encline à se féliciter d’avoir créé Justice qu’Igorrr. Une soirée pour rappeler au monde parisien et autocentré dont nous faisons partie que l’électro ça n’est pas seulement Warp au Social Club, c’est aussi Ad Noiseam au Batofar.

C’était l’occasion aussi, pour nous autres tartineurs, de rencontrer des artistes qui ne mettent pas souvent les pieds en France. Alors oui, nous avons un peu fait nos groupies, ce n’était pas très journalistique, mais nous avons fait ça bien.  Un savant mélange d’interviews (dont vous pourrez bientôt profiter) et des secouages frénétiques de têtes en rythme. Quand nous ne courions pas après les mecs de The Outside Agency, Enduser, Igorrr et Nicolas Chevreux pour causer avec, nous avons tout de même pris le temps d’écouter la musique.

Après l’accueil de DJ Chevreux, c’est Subheim qui ouvrait le bal. Certains tartineurs ont trouvé dans le set du Germano-Grec un ensemble trop plat, un peu quelconque. Ou peut-être étaient-ils surtout venus écouter des choses un peu plus bruyantes. C’était le pari un peu risqué de Nicolas Chevreux pour cette soirée qu’il voulait crescendo : commencer par un drone/ ambient, alors que la majorité des artistes de la soirée œuvrent dans des sons plus torturés et dancefloor. S’il s’agissait de rétablir le fait qu’Ad Noiseam est avant tout une question de diversité, alors oui, c’est une réussite. Quoi qu’il en soit, au mieux, le public probablement venu pour Hecq, Enduser et Igorrr aura découvert une belle surprise, au pire, aura trouvé ça plat. Peu importe, l’idée est là : Ad Noiseam ne fait pas de l’électro, mais plutôt des électros.

C’est ensuite Hecq qui a pris le relais. Lui, nous étions obligés d’aller l’écouter. A la question que nous avons posé à chacun de nos artistes interviewés, «Quel artiste avez-vous le plus envie d’entendre ce soir ?», tous (The Outside Agency, Igorrr et Enduser, donc) ont répondu «Hecq». Nous avions peur d’être un peu déçu par tant d’attente, mais le résultat fut à la hauteur. La musique de Hecq prend une toute autre tournure dans une cale métallique, devant quelques centaines de personne. La petite taille du Batofar et la promiscuité avec le public ne l’a pas empêché de se défouler comme s’il était devant 5000 personnes, et l’Allemand nous en a proprement mis plein la gueule. Plus acerbe, plus tranchant, plus sombre, plus violent, plus râpeux est le son de Hecq en live. Moins de compromis. Cela lui coûte un peu de la solennité qu’il développe à merveille dans Avenger, mais bordel de dieu, quel résultat. Ce n’est pas de la sublimation, ce n’est pas un stade supérieur de ce qui sort de la galette Avenger, c’est simplement autre chose. Une autre facette de Hecq, que nous, comme Igorrr ou Enduser apparemment, découvrions pour la première fois en live.

Pas le temps de digérer Hecq qu’Enduser prend les manettes. En concert, ses sons sont moins léchés, moins émotionnels, moins compatissants que sur Even Weight. Les beats sont plus clairs que chez Hecq, moins débordants, moins gras, mais plus nombreux, plus frénétique. La musique d’Enduser est proprement inclassable. Savant mélange de breakcore, de jungle, de bollywood, avec une bonne dose d’émotions dedans. Live oblige, le rythme est plus soutenu, et on a fortement moins l’impression d’une belle balade que lorsqu’on écoute Even Weight tranquillement chez soi. Des morceaux comme Reciprocal prennent tout leur sens et toute leur ampleur lorsqu’ils viennent rebondir contre la coque du Batofar et s’écraser dans nos crânes demandeurs. Nous vous avons déjà dit que nous l’adorions. Sur cette scène il était d’une puissance hors du commun.

Mais le moment d’extase, comme vous pouvez vous en douter, fut pour nous le passage d’Igorrr. En interview, Gautier Serre est calme, doux, gentil. Mais dès qu’il monte sur scène, il devient Igorrr. Et Igorrr est fou. Les snare drums nous arrachent. Les cordes distordues et les guitares frénétiques nous raclent la cage thoracique. Jamais vu un clavecin aussi agressif. Un set d’Igorrr, c’est un manège ignoble et jouissif dont on ne peut pas descendre, fasciné par la vitesse, par l’horreur, cloués sur place par les rythmes breakés et assénés qu’on a à peine le temps de piger. On pointe l’oreille pour écouter les nouveaux morceaux issus d’Hallelujah (sortie le 21 décembre, inch’allah), et on n’a pas le temps de comprendre qu’Igorrr nous vomit à la tronche. Les morceaux ou bouts de morceaux s’enchaînent, ne nous laissant aucun répit. Comme à son habitude, il habite son live. Pendant qu’il mixe, tout son corps le hurle, ses mains, son visage, ses yeux. Et il semble avoir emporté dans sa folie les courageux qui n’ont pas eu la mauvaise idée d’aller se chercher une bière à ce moment-là. On a l’impression que ça fait vingt minutes, mais DJ Hidden et Eye-D se postent à ses côtés, lui signifiant qu’il va falloir conclure. Ovation. Vomi. Public en transe. Et merde, c’était la troisième fois, et nous n’avons toujours pas compris ce qui nous était arrivé. Encore !

Et à 5h, quand nous commencions à n’en plus pouvoir (je vous rappelle que nous étions là pour bosser, hein), Ad Noiseam a décidé de nous achever en nous lâchant The Outside Agency dans les oreilles. Le set s’annonce à l’image de la soirée : une progression graduelle vers la vitesse et le hardcore, pour terminer à 240 bpm. Mais là, – était-ce l’heure, la fatigue, ou avions-nous atteint nos limites musicales ? – certains tartineurs ont trouvé ça un poil trop hard. Heureusement, Nicolas Chevreux a eu la bonté de nous extraire de là pour répondre à nos questions sur la terrasse du bateau. Sur fond de déménagement, il nous a livré quelques vérités que nous vous ferons très prochainement partager.

Vendredi dernier, une certaine idée de l’électro a donc été mise en application au Batofar. Une certaine idée de la musique, diverse et de qualité, du drone au hardcore en passant par le dubstep, le crossbreed et le breakcore – même s’il est impossible de classifier de façon réducteur chacun de ces artistes. Une certaine idée de la collision des genres et de l’innovation. Une certaine idée d’une musique accessible à tout le monde, si ce n’est musicalement, au moins pécuniairement (13 euros les six heures de musique non-stop, scusez du peu). Vendredi dernier, nous avions devant nos yeux cinq artistes accomplis et puissants, pour un public au rendez-vous et réceptif. De quoi nous rappeler que oui, finalement, les musiques underground ont leur place dans notre vieille capitale muséifiée et endormie…

Ehoarn & Colin

(pictures courtesy of Nathalie Nrt et Adrien Bériol)