Anders Brørby – Mulholland Drive, 1984 | Loi des cycles

mulholland-drive-19842016 a été pour le norvégien Anders Brørby une année de frénésie créative, dont j’aurai surtout retenu le Nihil paru chez les positivables Gizeh Records, album de forts contrastes tant sonores qu’émotionnels. Et si cette sortie vous a plu, vous serez comme moi assez heureux de profiter de Mulholland Drive, 1984, qui semble s’inscrire dans les mêmes référentiels acoustiques et cinématographiques, sans pour autant tomber dans la redite facile (faut pas déconner). Il s’agirait plutôt d’un bilan à court terme des séquelles laissées par Nihil, et de sa route cathartique aboutissant à une auto-destruction synonyme de renaissance ; que trouve-t-on après l’effondrement de sa propre existence ?

Je ne vous ferai pas l’affront de vous expliquer l’origine du titre de cet album, dont on sent les influences lynchiennes dans chacun de ses interstices irréguliers. Dans sa narration, Nihil était d’ailleurs probablement déjà influencé par le réalisateur (et pas que, comme on en a déjà causé avec Factory Photographs il y a peu de temps) et son univers sombre et surréaliste, et il n’est pas étonnant de dégager dans sa suite spirituelle les mêmes traits. Cependant, là où les compositions étaient incisives et très frontales en mars, elles semblent dans Mulholland Drive, 1984 plus volatiles et éphémères, comme si elles ne réussissaient pas à s’accrocher à quelque relief pour s’y planter et recommencer un énième cycle au goût martial formé par ces deux albums. Les dix mouvements évoluent ici dans un lieu à pression négative, où les résurgences d’un monde différent et pourtant familier surgissent brièvement et chaotiquement à travers un épais brouillard primordial ; les immenses parois de métal liquide qui enveloppent ce lieu oscillent lentement en réponse aux drones épars que l’on croisera sur notre route, et on flottera en état de semi-conscience en leur centre habité par un embryon de monde totipotent, qui attend seulement qu’on lui dise quel chemin emprunter pour se différencier.

Et c’est dans cette mise en scène abstraite et ralentie que l’esprit voguera, que les sens anesthésiés tenteront possiblement d’imprégner le paysage vierge qui leur est offert du romantisme noir transpirant des morceaux, particulièrement palpable lorsqu’une trompette ou un saxophone vaporeux s’inviteront dans un A Sudden Sense of Loss ou autre Handheld Weapon, aux furieux airs de dernier slow avant sa propre extinction dans une nuit pluvieuse. Les quatre premières pistes se poseront là comme des monolithes aux lentes respirations réverbérées dans les abysses, imposant à l’ensemble une esthétique en teintes de gris et au grain marqué qui se nourrit de réminiscences puisées dans la précédente itération déchue de notre univers. Une tension éthérée infiltre les moindres fractures provoquées par les glitches, et nous projettera sans forcer dans la solitude d’un bord de route à fréquentation variable, à peine dérangée par des échos distants de mélodies et de synthèse granulaire. Déjà-vus industriels et post-post-apo entrent en collision avec des fragments aléatoires de temps et d’espace dans des pièces au design sonore toujours impeccable, et permettront même momentanément de dégager assez de poussière de nos yeux pour deviner la lumière dans Persuasion of Existence, ou le singulier Defeat et son duo voix / vibraphone aux airs de phare d’espérance inattendu dans un disque sévèrement incliné vers le dark ambient.

Dans Mulholland Drive, 1984, Anders Brørby semble exprimer un certain déterminisme existentiel mais ne s’abandonne jamais à la fatalité, il entretient une inclinaison certaine à la nostalgie tout en pensant aux avenirs possibles, il aime la noirceur et n’oublie pas qu’elle n’a aucune valeur sans son antagoniste. Il rejoint éventuellement en filigranes le propos de Nihil, dans une version alternative plus floue et libre d’interprétation, sans en perdre l’essentiel : la dualité de l’existence survit invariablement à sa propre extinction, et parcourir une nouvelle route équivaudra toujours à s’écarter légèrement du précédent chemin que l’on a tracé sur un anneau de Möbius.

Y a du digital haut-de-gamme, mais les rares courageux pourront aussi profiter du format-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom ici, sur le Bandcamp du label français Hylé Tapes, qui héberge cette sortie.

Dotflac

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