Ça fait un moment qu’on n’a pas parlé d’Ultimae Records. Il faut dire que les nouvelles sorties se font plus rares depuis 2017, temps donné sans doute au bénéfice de remasters réguliers et du studio qui ne chômera probablement jamais. On aurait pourtant pu s’intéresser de très près à la collaboration EskoStatic entre Marcel Montel et Martin Van Rossum, voyage tellurique lorgnant vers sa contrepartie céleste dans le sound design toujours si rafraîchissant et luxuriant de Martin Nonstatic, aux sillons tempérés à la perfection par Esko Barba. Le manque de temps et de mots en aura décidé autrement, on va donc se rattraper aujourd’hui avec le Remote Redux paru mi-octobre, fruit d’une autre collaboration, cette fois-ci entre James Murray et Francis M Gri. Je ne connais pas trop de choses de ce dernier, l’ayant juste reconnu pour son apparition aux côtés de Giulio Aldinucci en 2017, dans une entente italo-italienne autour de l’ambient qui frotte comme on aime. Je connais cependant un peu mieux son label KrysaliSound, point de chute de quelques sorties délicieuses, à l’image des travaux d’øjeRum et très récemment du diamant gris Mono No Aware ; on y déniche aussi un album tout récent de James Murray, expliquant peut-être au moins en partie le rapprochement des deux bonhommes.
L’autre raison, c’est peut-être une fascination partagée de l’ambient instable, celui qui n’invite qu’à s’étendre dans ses bras de coton et à s’abandonner à un état de demi-conscience réparateur, mais celui-là même qui récompensera la fraction de son public qui souhaite résister à la tentation de sombrer dans la brume pour se concentrer sur les détails disséminés dans ses compositions invariablement plus riches qu’elles n’y paraissent. N’ayant jamais été un grand amateur des saillies rythmées du britannique chez les lyonnais, j’imaginais avant ma première écoute de Remote Redux une chimère qui allait me laisser encore sur ma faim. On se retrouve pourtant avec une de ces précieuses et trop rares sorties entièrement ambient sur Ultimae Records, dont la réputation sur les territoires downtempo et tout ce qui y touche n’est plus à faire. Bien qu’elles peuvent presque se compter sur les doigts d’une main au cours des pas loin de 20 ans d’existence de la maison, des marques indélébiles ont été laissées dans leurs sillages, à l’image (entre autres) des exceptionnels Altered – Second Movements de Solar Fields et Twentythree de Carbon Based Lifeforms, lorsque les scandinaves étaient au sommet de leur art, parmi des personnes qui auront définitivement sublimé leurs œuvres désormais intemporelles. L’absence de rythme n’est pas une malédiction donc, loin de là, et Remote Redux appartient à cette catégorie dont le peu de représentants n’égale que leur qualité intrinsèque.
Mélodies réverbérées se fragmentant en éclats de miroirs kaléidoscopiques et se renvoyant leurs propres reflets diaphanes, flottements en impesanteur dans un environnement étendu entre des limbes insondables et des cumulus paréidoliques qui défilent paresseusement avec le vent, ouverture spatiale démente provoquant une sensation vertigineuse de liberté à portée de volonté, détails sonores scintillants lentement aux côtés de lucioles se réveillant au bord du crépuscule et dérivant au gré des éléments : difficile de ne pas y entendre partiellement les inoubliables expéditions du britannique chez Home Normal (détaillées par ici et par là), sur le fil du palpable, qui croisent son The Sea in the Sky aux lignes de fuite indéterminées, pierre angulaire personnelle de l’artiste ; mais malgré mes relations bien plus profondes et anciennes aux travaux de Murray, on trouve dans Remote Redux un je-ne-sais-quoi qui amplifie ces sensations familières d’instants exquis au bord d’une chute définitive dans l’oubli. Nul doute que le milanais et sa façon de dilater les mélodies juste avant leur point de rupture y est pour quelque chose, dans ce qui s’exprime comme une transcendance des dimensions qui nous hébergent habituellement. Une traduction singulière des espaces négatifs explorés par les deux musiciens, où l’éphémère se doit d’être apprécié le plus longtemps possible, où il nous est demandé de faire preuve de précaution face à la fragilité des compositions qui donnent l’impression de pouvoir s’évanouir dans les interstices de la réalité au moindre murmure, au moindre geste un peu trop rapide. Un poème lacrymal sur une vision altérée du temps et des distances, qui combat pacifiquement les virus de l’agitation et de l’immédiateté que l’on héberge et contracte tous de nos jours, par un traitement à base de contemplation silencieuse et de modification impossible des perspectives. Il est d’ailleurs encore plus surprenant que la recette fonctionne à ce point, Remote Redux bénéficiant d’une longueur inhabituellement courte pour le label, ne dépassant même pas l’heure de musique. Pourtant, ce sentiment durable de départ vers des territoires inconnus ne s’efface jamais et sonne juste, ni trop court, ni trop long. Exactement ce qu’il faut pour se laisser bercer par les éléments vacillant avec grâce dans les vents glacés d’altitude, s’élevant en spirales fractales là où plus personne ne pourra nous atteindre.
Remote Redux est un bijou musical invoquant le détachement momentané de la réalité et récusant les limitations humaines derrière ses turbulentes murailles nuageuses. Il ne tient qu’à son public de faire un saut de la foi à travers son agitation apparente pour y découvrir tous ses magnifiques secrets qu’il n’hésitera pas à partager. Une invitation à s’arrêter. À apprécier. À ressentir, et redécouvrir des choses que l’on croyait oubliées. La condensation pure et brute d’un instant dilué dans les espaces flexibles pour en révéler les plus infimes particules, et un peu en reconsidérer les profondeurs.
En attendant l’arrivée imminente du très prometteur Inks d’Aes Dana pour les deux décennies de son label, tous les formats sont disponibles juste ici.
Dotflac
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