Rest in pieces 2021

Rest in pieces 2021

2021 pourrait être définie comme une année fantôme, je suppose. Une sensation de stase persistante reste imprimée sur la langue, mais que dans le fond, là où l’amertume et l’acidité prévalent. Une astringence existentielle qui a du mal à se dissiper et laisse peut-être trop imaginer une inertie sur les périodes à venir. Non mais c’est vrai quoi, Jeff Bezos s’est paluché en haute atmosphère, le capitole américain est pris d’assaut comme dans un mauvais blockbuster, les talibans reviennent au pouvoir en Afghanistan, Abdelaziz Bouteflika et Jean-Paul Belmondo sont morts… Et comme si ça ne suffisait pas, les ultimes jours de décembre en ont rajouté une couche en nous enlevant le menton acromégale de Grichka Bogdanoff !

Monde de merde.

En vrai, on a tous plus ou moins douillé depuis le 1er janvier. Vous, moi, tous les autres aussi qui ont eu moins de chance. Le ton intime et cathartique des papiers parus cette année vous aura laissé deviner mon changement de paradigme. Ça m’a permis d’être cependant plus réceptif à toutes les belles choses parues ces 12 derniers mois. Chouette transition, hein ? Quoi qu’il en soit, avant de rattraper ma procrastination de compétition en donnant la parole à toutes ces musiques que je n’ai pas eu le temps et/ou l’inspiration de chroniquer proprement, quelques mots d’abord sur la suite de Tartine de Contrebasse. Je parlais déjà dans cet article d’une nouvelle mouture du site : c’est toujours en cours. C’est juste atrocement long, aliénant et répétitif, donc j’étale ce gros projet sur la durée pendant que mon esclave volontaire développe et améliore patiemment la v2 du webzine d’un point de vue codage. Mais soyez-en sûrs, le but à atteindre n’a jamais été aussi proche.

Place au son maintenant, dans le traditionnel pot-pourri de Tartine de Contrebasse, et je vous souhaite d’y trouver quelques pépites passées sous le seuil de votre radar, et espère même que vous lâcherez quelques deniers aux artistes et labels pour qu’ils puissent continuer à produire le genre de musique que l’on aime tant. Mais sur Bandcamp hein, pas sur Spotify qui peut bien aller s’autofellater avec son business plan et continue à se torcher avec la rémunération des créateurs qui l’alimentent.

Bonne(s) écoute(s).

15/01 FOUDRE! – Future Sabbath [NAHAL Recordings]

Dernier né de ce supergroupe français qui cherche à capter les dialogues entre des démiurges païens oubliés et les évènements cosmiques qui nous dépassent, Future Sabbath est une cérémonie à la croisée de l’occulte et du transcendant, dépeignant un rituel en teintes de sang et d’obsidienne, de colère et d’abandon, mais aussi d’énergie et d’insoumission. Les drones magmatiques se conjuguent aux ambiances gothiques et à l’ébullition texturale naissant dans les anfractuosités millénaires, témoins immémoriaux de toutes les Histoires qui ont existé et oracles de toutes celles encore à écrire. Une musique vivante allant droit au cœur avant d’exploser les fines parois de l’inconscient et d’étendre ses possibilités vers des infinis jusque là inconcevables.

29/01 Martina Bertoni – Music for Empty Flats [Karlrecords]

Karlrecords ne cesse de surprendre par sa pertinence, et le prouve encore une fois en invitant en son sein Martina Bertoni. Né à la confluence des nuits polaires islandaises et de conversations émergées du vide, Music for Empty Flats illustre la versatilité naturelle du violoncelle dans des compositions aux teintes de forêts pétrifiées agitées par des vents contraires. Les vastes paysages soustraits à la progression des cendres coulant dans le grand sablier du temps, semblent conter les visions post-What Wind Whispered to the Trees d’arbres figés dans leur observation sage et passive des évènements et du monde, bien au-delà de la frénésie qui anime une planète déphasée de ses besoins élémentaires. Une célébration simultanée de l’apocalypse en devenir et de la résurrection qui s’y camoufle encore.

18/02 Beyond Humans & Automatisme – Zeitgeist [Force Inc.]

Faut savoir être souple dans la vie, éviter de trop rester campé sur des positions fascistes de pseudo-esthète aux goûts musicaux aussi précis que discutables, aussi éclectiques que calibrés. Et voilà donc que je me retrouve à laisser un peu plus de place aux EPs, malgré mon regard toujours très dirigé vers les albums. Ce quatre-pistes entre Automatisme (déjà évoqué dans ma séance de rattrapge de l’année dernière avec Alter-) et les frères colombiens formant Beyond Humans explore avec brillance et classe la techno kilométrique et en bordure d’asymétrie, évitant la surenchère bien trop souvent rencontrée dans ce milieu. Z2 et I2 versent pour moi trop dans le frontal pour être mémorables, mais Zeitgeist et Interpolation valent à elles seules le coup de se pencher sur ce travail, me rappelant dans la distance ce que j’aime de planant et d’obsédant chez Polar Inertia.

24/02 Merzbow / Prurient – Black Crows Cyborg [Hospital Productions]

Maintenant que j’ai fait face à Black Crows Cyborg, je me demande bien comment on a pu attendre 2021 pour voir les gaziers bruitistes Dominick Fernow et Masami Akita collaborer. On trouve pourtant peu de représentants plus monumentaux de la frange abrasive de la musique, explorant les extrêmes tous les deux à leur manière. Comme d’habitude pour ma part, je préfère Merzbow quand il se tempère dans d’autres approches artistiques ; et même si Prurient est aux antipodes de la douceur, un équilibre se déniche entre ses reliefs texturaux et ses cris du corps, plus proches d’une peur profonde face à la réalité, et la fureur japanoisienne de sa contrepartie. Mélange des humeurs donc, entre colère refoulée et phobie socio-environnementale, qui illustrent une civilisation humaine à l’agonie et l’émergence d’une autre intelligence, celle du corbeau, dans l’ombre des superstitions inhérentes à sa nature. Imaginez Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, mais prenant place dans des ruines urbaines baignées de pollution. Ou Birdemic: Shock and Terror avec du budget et du bon sens en territoires steampunk. Massif.

26/02 Calibre – Feeling Normal [Signature Recordings]

Découvert sur conseil d’un camarade résident d’Amplitudes (p’tite publicité gratos pour l’émission, oklm), cet album avait dans sa première forme pas mal de choses pour me déplaire, notamment concernant son approche plus lumineuse de la drum’n’bass et de la UK Garage que je ne le tolère habituellement. Un peu d’abnégation m’a pourtant fait apprécier de plus en plus les rythmes syncopés de Calibre, jouant habilement avec des contre-pieds constants sur ce qu’on attend de la trame narrative de Feeling Normal et ce qu’on entend effectivement. Lettres d’amour en 140 bpm aux compositions ambivalentes qui peuvent tout aussi bien prétendre à remplir l’atmosphère d’une chill-out room en festival qu’un casque ouvert au fond d’un fauteuil à bascule dans son salon, on se laisse infuser dans les sables mouvants des basses fréquences, dans lesquels s’invitent des MCs vaporeux, des influences reggae ou dubstep aux airs de voyage, et une oscillation d’altitude constante autour de nuages jouant avec le soleil et le brouillard. Même si Feeling Normal est encore un exemple classique de ce constat inflexible qu’au-delà de dix à onze pistes, on trouve forcément des segments moins intéressants (le trop candide Has to Happen, le trop long et inachevé Good Times ou les exclamations répétitives et crispantes dans Predictable), l’ensemble se rattrape amplement avec des éclats de génie sur les parties vocales ou des parties instrumentales irréprochables (Miami quoi).

26/02 Ryo Murakami – Tiers [Bedouin Records]

Si d’un point de vue strictement personnel, je placerai pour le moment toujours Deist et Esto au-dessus de ce que Ryo Murakami continue de proposer, il serait malhonnête d’ignorer des perles comme ce Tiers, qui revient justement sur le label itinérant Bedouin Records. Aucun parpaing d’amplitudes, mais la construction ininterrompue d’un filin fragile au-dessus d’un gouffre immense, au fond duquel on aperçoit le magma tenace de ténèbres qui n’attendent qu’un coup de vent pour nous consumer. La traduction sonore d’un affrontement face à notre pire ennemi : celui que l’on voit dans un miroir, en train de nous juger, de nous faire douter, de nous empêcher de nous réaliser. Et une fin d’album ouverte qui nous invite à choisir comment conclure cette expérience de pensée en retenue factice.

27/02 Francisco Maria Narcisi – Voluta [KrysaliSound]

Clavecin et post-traitements digitaux donnent à Voluta un aspect baroque hors du temps qui n’est pas sans rappeler Giulio Aldinucci qui se dédierait à une musique de chambre enregistrée en cathédrale. Les pincements de corde s’associent à des extraits de voix chorales, la proximité de certains sons se complète dans d’autres aux résonances bien plus vastes que les architectures qu’ils habitent, des structures tentent de survivre dans des appels d’air permanents à la fragmentation. Une ode fascinante à la dualité, à la fois perdue entre les époques et à sa place dans le présent.

26/03 Taylor Deupree – Mur [Dauw]

À l’image de Fallen en 2018, Mur est un de ces disques qui rejoint les territoires minimalistes qui m’ont tant fait aimer le patron de 12k, seul ou en collaboration, tout en évitant le goût parfois insipide de ses travaux plus récents. Mur a un cœur fragile comme le cristal et lumineux comme l’arc-en-ciel qui en traverse le prisme, bourré de délicatesse, savamment balancé en textures enfantées par la bandes magnétiques et les artefacts inhérents au format. Les mélopées stochastiques ont une teinte d’enfance qui rappelleront Federico Durand dans ses intervalles, et l’ensemble respire l’ambivalence perchée entre la lumière de cette musique et les ombres qu’elle projette en nous. Un album faussement calme et vraiment, simplement beau.

01/04 Kagami Smile – Ghost Dream [Opal Tapes]

Grosse année pour Opal Tapes, que j’ai déjà évoqué avec Selm et Kentaro Hayashi. Ce fut une période de renouveau pour le label, explorant des retranchements électroacoustiques aussi surprenants, dans un catalogue surtout axé techno, que bienvenus. Kagami Smile offre ici un ambient instable, bouillonnant et imprévisible qui essaye de capter les échos de conscience perdues ou oubliées. Murmures, prières, dialogues internes se télescopent pour m’évoquer ce territoire que j’ai déjà aperçu chez KETEV dans I Know No Weekend, cimetière de sons dépossédés de leur sens, errant sans but dans une agonie éternelle. Et tout comme KETEV, Kagami Smile redonne une voix à ces orphelins, pour enfin leur rendre la place qu’ils méritent. Musique d’interstices pour explorateurs d’ailleurs.

02/04 Amulets – Blooming [Flenser Records]

Vous en avez assez de la bande magnétique ? Moi non plus. Amulets fait partie de ces nombreux artistes s’investissant sur ce medium vecteur de déclin et de mélancolie, et qui arrive toujours à le transformer en expressions d’espoir et d’observation patiente du monde intérieur qu’il décrit. Quoi de plus adapté pour retranscrire les ressentiments, les injustices et la solitude qui nous a tous contaminés de différentes façons depuis la crise sanitaire ? Exode cathartique d’une réalité intolérable, on absorbe dans ces huit compositions des nuances infinies de colère, d’impuissance et de peur ; l’isolement nous oblige à confronter la seule personne qui nous accompagne, nous-mêmes, et c’est dérangeant, décourageant. Et puis progressivement, être au creux de la vague nous apprend à regarder à nouveau vers le haut, un appel de liberté et d’apaisement se manifeste, et recalibre la réception et l’appréciation de ce que l’on considérait comme acquis. C’est ce que Blooming semble communiquer : arrêter d’ignorer les aspects désagréables du quotidien pour les confronter, puis les utiliser pour réémerger plus grand et solide, et possiblement rallumer l’étincelle d’espoir qui nous permet d’avancer.

02/04 Corrado Maria de Santis – A Year Without Summer [Midira Records]

J’ai toujours eu un faible pour l’ambient dense et granuleux qui occupe l’espace. A Year Without Summer s’illustre dans un souvenir de soleil qui brûle la rétine après un hiver volcanique. Une attaque sensorielle à la fois impitoyable et bienvenue, autant espérée que redoutée. Plus rien ne sera comme avant, car rien ne doit le redevenir. Et l’attrition systématique de l’épiderme, après une douleur initiale, se transforme en épiphanie dans des mélodies dilatées fourmillant de détails microscopiques, comme une oasis apparaissant au milieu d’une tempête de sable surnaturelle. La palette émotionnelle utilisée dans ce travail pourtant relativement court modifie la perception du temps qui passe et des distances dans des dimensions inconnues. On jurerait entendre une respiration pendant Ashes and Cinders, et ça ne me surprendrait pas que ce genre de piste vive réellement en marge de notre champ de vue.

16/04 Vladislav Delay – Rakka II [Cosmo Rhythmatic]

Contrairement à Rakka, Rakka II fonctionne le mieux en association avec son grand frère, qui a plus de facilités à exister quant à lui très bien en indépendance. Cette remarque n’enlève cependant rien aux qualités de cette seconde itération d’un même voyage, observant la brutalité innée de la toundra norvégienne d’un point de vue aérien plutôt que terrestre. Moins frontal sur son approche (tout est relatif), plus dispersé dans ses structures et textures (tout est relatif²), mais évitant toujours soigneusement les compromis et le déjà-vu, on se prend le retour de la mornifle envoyée l’année dernière, explorant avec brio les mécanismes inarrêtables d’un climat repoussant les limites de quiconque s’y aventurera.

13/05 David Cordero – Lambda: {λ} [Home Normal]

Lumière brute et volutes spatiales pour cet opus de David Cordero, s’inscrivant sans difficulté dans le catalogue de Home Normal. Il y a presque quelque chose de pastoral dans cette pseudo-folk spectrale, dessinant par intermittence des champs de blé dont les épis oscillent au gré des alizés mélodiques. Rien de révolutionnaire, et ça tombe bien, ce n’est pas ce qu’on lui demande.

14/05 Domiziano Maselli – Lazzaro [Opal Tapes]

Dans le prolongement des recoins explorés avec Kagami Smile, Lazzaro est encore un coup gagnant pour Opal Tapes, mixant les atmosphères ligneuses viscérales d’instruments à cordes aux tumultes électroacoustiques dans une illustration magistrale de conflit interne inextinguible. Textures à bout portant, présences par-dessus l’épaule, amplitudes en coups d’estoc, un bel objet en marge du catalogue de Stephen Bishop qui sait jouer sur la tension sourde et le relâchement factice, la menace d’un prédateur avant la domination improbable de la proie, et la fausse sécurité et la vraie instabilité. Une lumière fuyante dans des ténèbres absolues.

15/05 Merlin Ettore – Dominant Patterns [Self-released]

Certes, l’association de musique électronique et de batterie n’est pas neuve. Andrea Belfi, Eli Keszler ou Tomas Järmyr sont de vieux briscards de la discipline, mais rajoutons à l’équipe Merlin Ettore, responsable d’apparitions percussives fugaces aux côtés de Kangding Ray, entre autres. Avec jusque là un seul EP bien lourd sous son alias Sorcery, il sort de nulle part un album d’improvisation électroacoustique continu, total et colossal, déchiré entre noise troglodyte et rythmes désaxés, évoquant les images d’un animal furieux d’être en cage et prêt à bondir à la jugulaire du premier distrait qui passe par là. Ça sonne dangereux, sans compromis et infernal, et si le duo sonore snare/kick ne vous provoque pas une ptose des organes pelviens durant ses 32 minutes, vous serez décrétés aptes pour n’importe quel type de service.

28/05 Masayoshi Fujita – Bird Ambience [Erased Tapes Records]

Laissant ponctuellement le vibraphone en retrait pour le marimba, le nippon ne cesse de surprendre par sa maîtrise musicale et surtout sa polyvalence de composition. Harmonies et saturation cohabitent, structures et improvisations s’alimentent l’une de l’autre, mélodies franches et phases planantes dévoilent un monde au-delà du miroir des rêves. L’équilibre entre instrumentations acoustiques et dynamiques électroniques font fleurir un monde organique augmenté, donnant accès simultanément à des détails invisibles à l’œil nu et autorisant des visions panoramiques démesurées. À croire que l’auditeur est sans le savoir le résonateur des sons de Masayoshi Fujita, la partie inconsciente de sa musique qui vaut définitivement plus qu’elle ne veut bien le faire penser.

04/06 Island People – II [Raster]

Là où leur album éponyme m’en avait touché une sans bousculer l’autre lors du (re)lancement de Raster en 2017, II semble être la version maturée à souhait de ce groupe. M’évoquant sur le fond le voyage de Tim Hecker dans une contrée fictive durant l’immense An Imaginary Country, II est une version épurée d’un passage en territoires à la confluence de la réalité et du fantasme, insufflé des mystères et de la beauté des dimensions entre les dimensions. Un filtre polarisant révèle les merveilles invisibles dans les interstices, effacées par la frénésie qui nous baigne désormais. Se perdre dans des mégapoles où la nature a repris ses droits, tomber dans la voûte céleste vierge de pollution ou s’apaiser dans une nostalgie faisant frissonner de plaisir coupable, tels sont les exemples de mise en situation de ce très joli travail d’Island People pour les amateurs d’ambivalences, à la fois minimaliste dans sa forme et luxuriant de détails et de textures en arrière-plan.

15/06 Valance Drakes – A Patternless and Endless Soul [YUKU]

Le mystérieux artiste remet couche sur couche avec son hip-hop fracturé et glitché qui sonde l’âme comme pas deux. Surréaliste, dense, chercheur d’inconscient et trouveur d’émotions refoulées, il suffit encore une fois de lire le titre des morceaux pour pénétrer dans l’univers complexe mais jamais prétentieux de Valance Drakes, dont la pochette pourrait radiographier les esprits les plus imperméables. L’aspect organique et déséquilibré de la musique laisse la sensation persistante qu’elle se crée elle-même au fur et à mesure de son évolution. Spontanée, éphémère, vibrante ; de quoi baisser sa garde et être réceptif à ces extraits de sagesse muette.

18/06 Matthias Puech – A Geography of Absence [NAHAL Recordings]

Incroyable expédition mentale de la part de Matthias Puech, dédiant toute sa science du son dans cette précieuse perle électroacoustique. Je perçois trop rarement autant de fluidité narrative dans ces pures expressions de création, et l’impossibilité de trouver momentanément un endroit où se reposer et observer A Geography of Absence est le signe pour moi d’une œuvre destinée à la postérité. Sept imaginaires qui éclosent, fanent et renaissent de leurs cendres à chaque itération, avec des pétales aux nouvelles couleurs qui resteraient indiscernables sans les écoutes répétées mais jamais superposables. Grands écarts fréquentiels, amplitudes vertigineuses, et une attention aux détails intimidante voire effrayante, les routes empruntées par Matthias Puech sortent définitivement des sentiers battus et font preuve d’une maîtrise irréprochable des outils à la disposition du musicien ; vu le curriculum vitæ du bonhomme, faut dire qu’il aurait été malhonnête d’en attendre moins. N’empêche que l’exécution, avant même de nous laisser submerger par une arborescence d’images fantastiques dans nos circuits neuronaux, demande le respect. L’absorption des univers imbriqués servis ici n’en est que plus jouissive, et donne la sensation de redécouvrir des panoramas explorés maintes fois par le passé en débridant nos capacités sensorielles. Une géographie de l’absence qui se métamorphose en une topographie de l’invisible, aux récompenses inimaginables et transcendantes. Et une explosion en éclats d’étoile dans un final évitant soigneusement une conclusion strictement ambient, qui aurait laissé un goût d’inachevé à cet extraordinaire A Geography of Absence.

18/06 Sorcery – Mirrors of Perception [Bedouin Records]

Après Dominant Patterns sous son vrai nom, Sorcery pare sur Bedouin Records sa facette techno industrielle en marge des constructions symétriques, pour mieux nous exploser au visage comme une bombe sale. Impossible d’identifier un fil directeur stable, il n’y en a pas. Difficile aussi de se caler sur une rythmique, elle se métamorphose constamment. La science des tempi de Merlin Ettore est sublimée en six chapitres impitoyables et hauts en couleurs, qui se reflètent uniquement dans des falaises équivalentes en contrastes extrêmes aux potentiels vertigineux. Vivante et imprévisible, c’est le genre de techno que je veux entendre aujourd’hui, et demain.

24/07 Erik Griswold – Wolf Moon [Room40]

Réflexion minimaliste sur les timbres, la dynamique et une certaine idée de la dissonance, Wolf Moon naît pourtant de l’utilisation simple de pianos subtilement désaccordés résonnant en cascade. Chaque entité implante sa temporalité dans une averse de sons, saturant les sens pendant 40 minutes en marge de la réalité. Impression persistante même après la fin de l’album, qui semble continuer à se jouer seul dans notre tête ; la marque inconsciente d’une expérience aux implications plus grandes que prévues ou espérées.

29/07 Sonmi451 – Seven Signals in the Sky [Laaps]

J’ai déjà parlé extensivement de mon amour pour Laaps ici, nouvel enfant de Mathias Van Eecloo après Eilean Rec.. J’aurais aussi pu inclure d’autres belles sorties dans ce pot-pourri, mais je ne voudrais pas donner l’impression d’être sous l’influence de lobbyistes. Je parlerai donc de Seven Signals in the Sky, berceuse tout en délicatesse contant la relativité du temps, la simplicité comme idéal et la transcendance par la mélancolie. Sonmi451 offre là ce que je m’imagine comme une poignée de bonbons acidulés aux fruits : la rondeur et la douceur des choses essentielles en leur cœur et une enveloppe astringente qui picote de nostalgie l’arrière de la langue, retrouvées dans des compositions aux airs de souvenirs universels et une myriade de détails croustillants dans ses intervalles. Les bribes vocales fantomatiques finissent de compléter ce tableau de nos enfances vécues, fantasmées, parfois regrettées. Une musique qui nous connaît comme si elle avait toujours été à nos côtés.

24/09 Karim Maas & Stave – Godless [UVB-76 Music]

Trop rares sont les long formats pointant leur nez chez UVB-76 Music, mais ils ne déçoivent jamais. Maison maître dans le défrichage de drum’n’bass bilieuse, Godless creuse encore la tranchée houilleuse d’un style qui a du mal à m’ennuyer. Design sonore brutaliste, ambiances anoxiques et paysages de friches industrielles se nourrissent des textures poussiéreuses porteuses d’amiante et de particules fines, et lorgnent parfois sévèrement sur la facette souterraine de la dub techno dans son approche de rouleau compresseur acoustique. Sirènes post-apo, menace pesante et cisaillement des flux laminaires nous laissent en apnée dans un monde délaissé par son créateur, qui a compris depuis longtemps que le point de non-retour de son œuvre a été atteint lorsqu’elle est devenu une nature morte monochrome.

07/10 Aiko Aiko – Radical Nopinion [Whales Records]

Retour gagnant cette année, celui du duo autrichien Aiko Aiko, cette fois-ci chez Whales Records. Leurs influences variées s’étalant du trip-hop aérien à la pop tournée vers les profondeurs entrent en collision sur ce second album, né en réaction immunitaire aux opinions fermées, aux (im)postures de la désinformation, et surtout à la perte des idéaux nourris d’optimisme. Malgré les ambiances volontairement incertaines illustrées par Pascal Holper, tiraillées entre urgence, doute et soumission gravitationnelle au trou noir de la conscience collective actuelle, les textes essayent de nous garder à la surface d’un océan infini. Une étendue bleu évasion et vert espoir, toisée par les utopies en point de fuite, réalistement inaccessibles, mais ô combien cruciales pour nous guider. À quoi bon avancer sur un chemin si on en ignore le but, aussi théorique soit-il ? En jouant avec les thèmes de l’affirmation de son individualité et notre place dans le grand ordre des choses, des choix fluides entre résistance et résilience qui se présentent sur le parcours accidenté de l’existence, ou du retour à la sincérité émotionnelle que l’on doit s’accorder pour ne pas sacrifier notre éclat sur l’autel de la validation sociale, Aiko Aiko fait éclore des mots célébrant ultimement une issue ouverte aux maux de l’inertie. Et en évitant soigneusement tout message politique intrinsèque, leur portée n’en devient que plus intemporelle et globale. Truffe râpée dans l’omelette, la production de Radical Nopinion est encore plus léchée que sur Lab Rats, Escape!, et la voix de Nadine Haidenbauer, tout en délicatesse et en nuances, s’infiltre sous la peau comme un poison exquis qui y diffuse ses poésies crépusculaires inspirées. Double sens-ualité et brouillards acoustiques pour les éternels junkies de vérités dissimulées en plein jour.

15/10 Philip Samartzis + Eugene Ughetti – Array [Room40]

Thomas Köner et Chris Watson se rencontrent pour composer la topographie sonore des Montagnes hallucinées de Howard Phillips Lovecraft : voici Array, document acoustique en quatre mouvements issus d’enregistrements de terrain sur les plateaux antarctiques, notamment créé autour des vents catabatiques balayant ces panoramas polaires, et la captation de signaux radio provenant de la base scientifique accueillant les deux artistes. La brutalité environnementale laisse progressivement deviner des sons extraterrestres, des hurlements lupins, une respiration dans les bourrasques et des lieux impossibles à imaginer, tous typiques de la terreur cosmique propre à l’écrivain américain. L’ombre des Shoggoths apparaît par intermittence dans le blizzard, brouillant sans difficulté la frontière ténue entre réel et imaginaire, et modifiant la perception de ce continent de tous les superlatifs, de la fascination à l’humilité.

29/10 The Untouchables – Grassroots [Samurai Music]

Découverts par hasard suite à l’annonce par Sam KDC de sa participation à Grassroots, le duo belge déplie sur son second long format une drum’n’bass racée, sauvage et terriblement efficace. La cohabitation de chorégraphies rythmiques organiques qui s’animent sur un tapis fluide de basses fréquences démoniaques est tout aussi improbable que superbement exécutée. On est en plein dans cette renaissance d’un genre qui s’essoufflait il y a quelques années, et trouve une nouvelle vie dans une approche sombre et détaillée qui lui sied parfaitement. Une réincarnation portée par des gens comme Pessimist ou Overlook, et pond des gros cachous comme ce Grassroots dans lequel on n’hésitera pas à se laisser fondre. Une musique à la mécanique impitoyable mais à l’âme humaine, rejoignant comme je l’aime les machines et le vivant, les traditions et le modernisme.

05/11 Watine – Errances Fractales [Catgang]

Bande son d’un long métrage imaginaire et imaginé au romantisme noir, Errances Fractales explore notre univers le plus proche et paradoxalement le moins connu, celui de notre âme. Une invitation à faire le voyage le plus long pour chacun d’entre nous, celui entre les tripes et le cerveau, pour trouver le lien qui les unit et enfin se dépasser et se réaliser. Ballades néo-classiques utilisant leurs origines pour donner naissance à des paradigmes éclectiques, je devine ici la jonction entre les ambiances sépia de Miasmah et les infiltrations mélodiques de Sonic Pieces, dans un objet difficile à étiqueter. Et c’est probablement ce qui le rend si mystérieux et addictif, car on essayera invariablement d’en décrire les contours, alors que sa force est juste de ne pas en posséder. Un jeu que nous sommes voués à perdre, mais n’offre comme unique punition qu’une nouvelle tentative de gagner. La plus belle des défaites en somme, car la victoire n’apparaît que dans son absence éventuelle.

13/11 Scott Gordon – Relief Tours [Esk]

Essayez peut-être d’imaginer le jeu bestial de WSR avec ses instruments à cordes uniques qui fait un enfant illégitime avec le travail d’Emptyset sur la spatialisation sonore : ce sont les premières impressions qui me sont venues en entendant Relief Tours. Ses compositions claustrophobes et viscérales semblent essayer de contenir dans leurs espaces bien trop petits des évènements cataclysmiques bien trop grands et violents ; un trou noir en pendentif, ou une rage primale enveloppée dans du velours écarlate. Une boîte de Pandore sortie de nulle part, majorant forcément son impact sur le public qui osera s’y confronter.

18/11 Snowdrops – Inner Fires [Forwind]

J’aurais pu évoquer le Time to Die de Christine Ott, recueil de poèmes spleenétiques minimalistes à fleur de peau, mais j’ai quand même envie de parler du dernier album de Snowdrops, son duo avec Mathieu Gabry déjà cité l’an passé avec le splendide Volutes. Inner Fires poursuit et développe un peu plus ces élans d’improvisations fractales articulées autour des ondes Martenot et de piano, alimenté plus que jamais par la période unique que nous traversons. Oscillant entre phases célestes et saillies plus pessimistes, j’y vois la solitude et l’impuissance se reflétant dans le miroir de la réalité en un brasier intérieur, alimenté par la colère et l’injustice, mais aussi et surtout ce besoin vital d’espoir. Faire face aux creux de la vie pour apprendre à les combattre, rencontrer l’obscurité pour réaliser l’importance de la lumière. Un manifeste venant d’un futur pas si alternatif qu’il ne le dit, pour commencer à agir maintenant.

21/11 bvdub – Measures of a Greater Mercy [Self-released]

Ayant déjà offert mon album de l’année avec Hard Times, Hard Hearts, allant presque jusqu’à me réconcilier (un peu) avec la deep house à travers Daybreak Basements and Broken Hearts, je me suis dit que Brock Van Wey m’avait suffisamment gâté pour l’année. Mais non, il a fallu qu’il sorte de nulle part cette histoire dont aucun label n’a voulu, et tutoie pourtant ses plus belles heures. Dans le prolongement de son précédent travail, bvdub développe cet univers saturé et compressé, privé de sa définition originelle dans le but d’en retenir et d’en présenter l’essentiel, à savoir son immense charge émotionnelle. Gommer les détails qui détournent l’attention et se focaliser sur les contrastes, ceux qui portent le fond de tout travail artistique. En conséquence, vous aimerez ou détesterez Measures of a Greater Mercy, mais ne pourrez pas faire de compromis sur la manière dont vous l’absorberez. Inspiré par la vie pour les vies, on capte à chaque instant la dualité qui en fait le sel, incessamment tiraillée entre ses plus beaux aspects et ses plus cruels. On y devine l’expression cathartique d’un individu à un tournant de son existence, la remise en question sans en connaître le prix à payer. Ruminations et projections, souvenirs et fantasmes, toutes les sensations, tous les mots, toutes les couleurs et les odeurs se mélangent dans des paroles diluées aux milles significations, des réminiscences dont on doit apprendre à se détacher pour en faire le deuil et renaître. Encore.

25/11 Tape Loop Orchestra – Liminal Lungs [Tape Loop Orchestra]

Passage obligé de chaque pot-pourri, Andrew Hargreaves a pourtant été relativement discret en 2021. Il faut cependant citer l’ouverture, enfin, de la page Bandcamp de l’artiste, et la sortie discrète (comme d’habitude en fait) de Liminal Lungs. Prolongement artistique engagé dans le sillon du diptyque Returning, entre échos spectraux de vies antérieures et inclusions percussives retenues, la galette poursuit l’exploration des espaces dans lesquels les voix se noient habituellement, mais où une captation focalisée laisse ces reflets de réalités oubliées s’exprimer en une démarche hantologique experte. Deux longues méditations sur des présents alternatifs projetés par ces rémanences aux idéaux bien différents des nôtres, nous rappelant avec bienveillance que notre existence n’est peut-être qu’une affaire de coups du destin et de sérendipité.

18/12 Franck Vigroux – Atotal [Aesthetical]

Nouvelle poutre absolue de Franck Vigroux, qui adapte sa plus récente performance audio-visuelle du même nom avec Antoine Schmitt. Je ne vais pas vous réécrire le dossier de presse ici, mais lisez-le avant de lancer Atotal, puis réalisez la logique qui lie le texte et la musique. Comme moi, peut-être, vous vous direz que les méthodes monumentales de composition du français étaient déjà auparavant une forme de saturation des sens et de l’esprit, empêchant toute échappatoire et asseyant sa domination sur nous. Le fait est que je ne m’en lasse pas, mais alors pas du tout. Je n’attends personnellement pas (plus ?) mieux de Vigroux, qui a pour moi atteint un rythme de croisière depuis Rapport sur le Désordre, jonglant toujours avec maestria entre des falaises ultrasoniques et des lames de fond subhertziennes, morcelant les pavillons avec des pistes rythmées à la fois complexes et dantesques, et d’autres minimalistes à la tension insoutenable, sachant pertinemment qu’elles sont des instants calculés de calme avant une tempête fréquentielle. Atotal, ce que j’espère et imagine toujours de l’artiste, et pourtant, ce qui me surprend et me satisfait encore. Le renouveau dans un faux confort, le plaisir dans l’abrasion acoustique, un noyau d’incertitude dans une fine croûte de déterminisme. Un aller-retour de bois vert sur le visage, et en plus de dire merci, on en redemande.

24/12 Tomonari Nozaki – Waves [Secret Press]

Il y a bien eu une anthologie de fonds de tiroirs l’année dernière avec Harvest [2015-2019], mais ce que j’attendais était un véritable album d’inédits de la part du secret le mieux gardé des bandes magnétiques. Vœu exaucé avec ce très beau cadeau de Noël par Tomonari Nozaki, qui n’a certainement pas la prétention d’inventer ou de réinventer quoi que ce soit dans le domaine, mais le fait juste excessivement bien. Accidents analogiques, boucles transpirant la relativité du temps, compositions étirées entre les cieux et les océans ; Waves me rappelle beaucoup le toujours extraordinaire Une Histoire de Bleu, et toute ressemblance entre les thèmes abordés par les deux disques ne serait pas fortuite. La magie électronique du japonais fonctionne encore à merveille, laissant les âmes dériver paisiblement sur d’immenses vagues de mélancolie, les yeux tournées vers des éclats stellaires à la beauté en sursis.

Dotflac

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